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Hirotoshi Itoh - ici |
SOCRATE
Il me suffit de poursuivre cette espèce de raisonnement de rêverie que je te faisais tout à l’heure.
Nous avons dit, — ou à peu près dit, — que toutes les choses visibles
procèdent de trois modes de génération, ou de production qui,
d’ailleurs, se mêlent et se pénètrent.. Les unes font principalement
paraître le hasard, comme on le voit par les débris d’une roche, ou par
un paysage, non choisi, peuplé de plantes çà et là poussées. Les autres,
— comme la plante elle-même, ou l’animal, ou le morceau de sel, dont
les facettes pourprées s’agglomèrent mystérieusement, font concevoir un
accroissement simultané, sûr et aveugle, dans une durée où ils semblent
contenus en puissance. On dirait que ce que ces choses seront attendent ce
qu’elles furent ; et aussi qu’elles augmentent en harmonie avec les
autres choses environnantes... Il y a, enfin, les œuvres de l’homme, qui
traversent, en quelque sorte, cette nature et ce hasard ; les
utilisant, mais les violant, et en étant violées selon ce que nous avons
dit, il y a un instant.
Or, l’arbre ne construit ses branches ni ses feuilles ; ni le coq son
bec et ses plumes. Mais l’arbre et toutes ses parties ; et le coq, et
toutes les siennes, sont construits par les principes eux-mêmes, non
séparés de la construction. Ce qui fait, ce qui est fait, sont
indivisibles ; et il en est ainsi de tous les corps vivants, ou quasi
vivants, comme les cristaux. Ce ne sont pas des actes qui les
engendrent ; et on ne peut expliquer leur génération par aucune
combinaison d’actes, car les actes supposent déjà les vivants. On ne
peut dire, non plus, qu’ils soient spontanés, — ce mot est un simple
aveu d’impuissance...
Nous savons, d’ailleurs, que mille choses sont nécessaires dans le
voisinage de ces êtres, pour qu’ils soient. Ils dépendent de toutes
choses, quoique l’action de toutes choses semble, à soi seule, incapable
de les créer.
Mais quant aux objets faits par l’homme, ils sont dus aux actes d’une pensée.
Les principes sont séparés de la construction, et comme imposés à la
matière par un tyran étranger qui les lui communique par des actes. La
nature, dans son travail, ne distingue pas les détails de l’ensemble ;
mais pousse à la fois de toutes parts, s’enchaînant à elle-même, sans
essais, sans retours, sans modèles, sans visée particulière, sans
réserves ; elle ne divise pas un projet de son exécution ; elle ne va
jamais directement et sans égard aux obstacles ; mais elle se compose
avec eux, les mélange à son mouvement, les tourne ou les emploie ; comme
si le chemin qu’elle prend, la chose qui emprunte ce chemin, le temps
dépensé à le parcourir, les difficultés même qu’il oppose, étaient d’une
même substance. Si un homme agite son bras, on distingue ce bras de son
geste, et l’on conçoit entre le geste et le bras une relation purement
possible. Mais, du côté de la nature, ce geste du bras et le bras même
ne se peuvent séparer...
Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte,1921,
ici.
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