samedi 31 août 2013

Je te raconte :


Desirée Dolron - Manchet Nas                                                                                                                                       : + :


Tous les soirs quand je suis seule
Je te raconte ma tendresse
Et j'étrangle une fleur
Le feu lentement se meurt
Contracté de tristesse
Et dans le miroir où dort mon ombre
Des papillons demeurent
Tous les soirs quand je suis seule
Je lis l'avenir dans les yeux des moribonds
Je mêle mon haleine au sang des hiboux
Et mon cœur court crescendo
Avec les fous
Joyce Mansour, Cris, 1953


Desirée Dolron - Gnawa lila

jeudi 29 août 2013

On vit pour soi :


  

  Autre Explication

            Amour qui ruisselais de flammes et de lait,
            Qu’est devenu ce temps, et comme est-ce qu’elle est,
            La constance sacrée au chrême des promesses ?
            Elle ressemble une putain dont les prouesses
            Empliraient cent bidets de futurs fœtus froids ;
            Et le temps a crû mais pire, tels les effrois
            D’un polype grossi d’heure en heure et qui pète.
            Lâches, nous ! de nous être ainsi lâchés !
                                                                         « Arrête !
            Dit quelqu’un de dedans le sein. C’est bien la loi.
            On peut mourir pour telle ou tel, on vit pour soi,
            Même quand on voudrait vivre pour tel ou telle !
            Et puis l’heure sévère, ombre de la mortelle,
            S’en vient déjà couvrir les trois quarts du cadran.
            Il faut, dès ce jourd’hui, renier le tyran
            Plaisir, et se complaire aux prudents hyménées,
            Quittant le souvenir des heures entraînées
            Et des gens. Et voilà la norme et le flambeau.
            Ce sera bien. »
                                    L’Amour :
                                                      « Ce ne serait pas beau. »
Paul Verlaine, Parallèlement, 1885




mercredi 28 août 2013

Se contenter d’être :


Ivan Aivazovsky - Mer agitée                                                      : + :


A la merci de la mer

Je m’envole dans l’air et la terre ne m’aide plus,
je pars au large et je suis à la merci de la mer.
Je t’ai offert mes minutes et tu dis
que je t’ai arraché ta liberté d’être toi-même.

Ainsi l’amour est tempête. Pas d’anse
où faire retraite et se contenter d’être.
Quand le héros leva le calice à ses lèvres, il reçut
à la fois le poison et la consolation.

Le regard du naufragé n’est pas semblable. Le ciel même
est pour lui paisible bien que sans pitié.
J’erre parmi les débris de ma barque fracassée,
espérant que tu feras naufrage près de là.
Pentti Holappa, Parfum de fumée (Savun hajua, 1987), traduit du finnois par Gabriel Rebourcet


William Turner - Tempête en mer - 1835

mardi 27 août 2013

Toute chose vivante fleurit ici :

 

Les nus de Bonnard

Sa femme. Quarante ans qu'il l'a peint.
Encore et encore. Le nu dans le dernier tableau,
Le même jeune nu que dans le premier. Sa femme.

Comme il se souvenait d'elle jeune. Quand elle était jeune.
Sa femme dans son bain. A sa table de toilette
devant le miroir. Déshabillée.

Sa femme avec ses mains sous ses seins
regardant dehors le jardin.
Le soleil répendant chaleur et couleur.

Toute chose vivante fleurit ici.
Elle jeune et frémissante et désirable.
Lorsqu'elle est morte, il l'a peint encore un moment.

Quelques paysages. Puis meurt.
Et inhumé à coté d'elle.
Sa jeune femme.
Raymond Carver, La vitesse foudroyante du passé
traduit de l'anglais par Julien Belon






Bonnard's Nudes

His wife. Forty years he painted her.
Again and again. The nude in the last painting
the same young nude as the the first. His wife

As he remembered her young. As she was young.
His wife in her bath. At her dressing table
in front of the mirror. Undressed.

His wife with her hands under her breasts
looking out on the garden.
The sun bestowing warmth and color.

Every living thing in bloom there.
She young and tremulous and most desirable.
When she died, he painted a while longer.

A few landscapes. Then died.
And was put down next to her.
His young wife.


mardi 20 août 2013

Pour peu de temps :

 
La voce della luna - Ferico fellini - 1990

- Tout à l’heure, dit Tadeus, devant notre sarrabulho, mais maintenant, si on parlait littérature ? ça fait plus distingué.
- D’accord, répondis-je, parlons littérature, qu’est-ce que tu écris en ce moment ?
- Un petit roman en vers, me dit-il, une histoire de rapports amoureux entre un évêque et une nonne, ça se passe dans le Portugal du XVIIe siècle, c’est une sombre histoire, et même un peu sordide, une métaphore de l’abjection, comment trouves-tu l’idée ?
- Je ne sais pas, répondis-je, est-ce qu’on mange des sarrabulhos dans ton histoire ? à première vue ça m’a l’air d’une histoire qui demande des sarrabulhos. En tout cas, à ta santé, dit Tadeus en levant son verre, c’est toi qui as une âme, mon timide, moi je n’ai qu’un corps, et pour peu de temps par dessus le marché.
- Je n’ai plus d’âme, ripostai-je, maintenant j’ai un inconscient, j’ai attrapé le virus de l’Inconscient, c’est pour ça que je me trouve chez toi, et que j’ai réussi à te retrouver.
- Alors à la santé de l’Inconscient, dit Tadeus en remplissant les verres, encore une gorgée et puis on va chez Casimiro.
Nous nous remîmes à boire en silence.
Antonio Tabucchi, Requiem, 1992, traduit du portugais par Isabelle Pereira



lundi 19 août 2013

Des courants souterrains :

 
Robert et Bertrand                                                                                                                                                        : + :

- (...) Souvent après avoir beaucoup réfléchi, on a l'impression qu'on a enfin trouvé une base solide, ou plutôt la clé irrésistible qui ouvrira toutes les portes, qui vous illuminera, qui par des voies étroites et cachées vous mènera au cœur des choses. Et puis là-dessus vous faîtes une bonne nuit, et quand vous vous réveillez et que l'idée se retrouve à l'épreuve de la vie, vous voyez tout à coup que ce n'est pas du tout ce que vous croyiez, qu'il y a devant vous des forces dont on a pas tenu compte, d'autres facteurs, des courants souterrains. Alors on s'affaisse, on se désole. Le problème, c'est qu'on prend l'individu pour une entité exceptionnelle et qu'on lui impose des exigences, tout çà en oubliant l'homme du quotidien, celui qui est numéro, quantité, majorité, et qui n'est rien d'autre qu'une fraction. Oui l'homme du quotidien est un morceau, un fragment, un être décentré. Il n'est en aucune façon cette individualité complète et totale qui se suffirait à elle-même, se dirigerait seule et seerait en mesure de créer et d'établir ses liens propres avec l'univers, l'amour et la mort. et, qu'il le veuille ou non, le fragment doit s'intégrer au collectif, église, nationalité, pays, parti.
- Et puis il y a la langue.
- Oui, il y a la langue.
Kostan Zarian, Le bateau sur la montagne,1943, traduit de l'arménien par Pierre Ter-Sarkissian


Thorgal                                                                                                                : + :                                                                               

vendredi 16 août 2013

Demeurées dans la nuit :

 
Edvard Franck - Gadjo Dilo                                                                                                                            : + : : + :

Aucune ne dort.
Cette nuit-là l'obscurité les gagne. Il y a dans le monde des amours qui ne reflètent rien, des amours opaques. Jamais l'abandon ne trouverait de mot pour guider leur cœur. Derrière leurs paupières closes, leurs yeux sont grands ouverts, ne cherchent rien. Ni route ni chemin ne parviennent jusqu'à elles. Elles sont égarées dans le présent du grand lit, immobiles. Aucune image, aucune pensée, ne les mène jusqu'à demain. Tout entières présentes, comme tombées de si haut que leur poids s'est multiplié jusqu'au vertige. Trop lourdes pour la vie. Abruties, demeurées dans la nuit.
Jeanne Benameur, Les demeurées, 2000






mercredi 14 août 2013

Sous mon regard :

 
Lee Bontecou - mobile                                                                                                                                         : + :

Je ne foule pas la corolle de merveilles du monde
et je ne tue pas
avec ma raison les mystères rencontrés
en chemin
dans les fleurs, les yeux, sur les lèvres ou les tombes.
D’autres avec leur lumière
anéantissent le charme caché dans l’insondable
obscurité des profondeurs,
mais moi,
avec ma clarté, moi je fais croître l’inconnaissable
et comme la lune avec ses blancs rayons
loin d’amoindrir ajoute en tremblant
à l’envoûtement nocturne,
j’apporte moi aussi à l’horizon ténébreux
de vastes frémissements de mystère sacré,
et tout ce qui est incompris
se transforme en énigmes plus grandes encore
sous mon regard —
car mon amour englobe
les fleurs et les yeux, les lèvres et les tombes.
Lucian Blaga (1895-1961), Poèmes de la lumière (Poemele luminii, 1919), traduit du roumain par Sanda Stolojan


lundi 12 août 2013

Un tel trésor existait :

 
Finbarr O'reilly - Gold Mine                                                                                                                                    : + :

Mon seul recours - je n'avais plus le choix - fut de perdre mon identité. En d'autres termes m'échapper de moi même. Ce faisant, je croyais la fuir elle. Je ne m'éloignai guère, que ce fût de moi ou d'elle. Je prétendis que j'étais parti pour l'Alaska, mais la vérité c'est que je demeurai seulement à quelques pâtés de maisons. Cependant je me comportai comme si j'avais vraiment disparu. L'Alaska s'avéra un puits de mine profond où je m'enterrai. Je restai longtemps en bas, oublieux de choses comme la nourriture, l'air frais, la lumière du soleil, les relations humaines. Dans ces profondeurs, j'entrai en contact avec les esprits chtoniens. J'en vins à comprendre que les problèmes que j'avais situés dans un vague au-delà, tels des zeppelins oniriques, étaient d'une essence souterraine. Des esprits aussi vitaux que Nietzsche, Emerson, Thoreau, Whitman, fabre, Havelock, Ellis, Maeterlinck, Strindberg, Dostoïevski, Gorki, Tolstoï, Verhaeren, Bergson, Herbert Spencer, me tenaient compagnie. Je comprenais leur langage. J'étais de plain-pied avec eux. Il n'y avait aucune raison valide pour que je remonte prendre l'air. J'avais la situation bien en main. Mais, tel un prospecteur solitaire trébuchant sur une mine d'or oubliée, je dus prendre ce que je pouvais à mains nues et remonter à la surface pour trouver de l'aide. Il était impératif d'en convaincre d'autres qu'un tel trésor existait, de les supplier de redescendre avec moi et de se servir tout leur content.
Henry Miller, Le monde du sexe, 1940-1959