lundi 30 décembre 2013

On peut parler :


NEST Théatre - Electre


L’inconvénient est que je dis toujours un peu le contraire de ce que je veux dire, mais ce serait vraiment à désespérer aujourd’hui, avec un cœur aussi serré et cette amertume dans la bouche, – c’est amer, au fond, l’orange, – si je parvenais à oublier une minute que j’ai à vous parler de la joie. Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c’est préférable à Aigreur et Haine. Comme devise à graver sur un porche, sur un foulard, c’est tellement mieux, ou en bégonias nains dans un massif. Évidemment, la vie est ratée, mais c’est très, très bien, la vie. Évidemment rien ne va jamais, rien ne s’arrange jamais, mais parfois avouez que cela va admirablement, que cela s’arrange admirablement... Pas pour moi... Ou plutôt pour moi !... Si j’en juge d’après le désir d’aimer, le pouvoir d’aimer tout et tous, que me donne le plus grand malheur de la vie, qu’est-ce que cela doit être pour ceux qui ont des malheurs moindres ! Quel amour doivent éprouver ceux qui épousent des femmes qu’ils n’aiment pas, quelle joie ceux qu’abandonne, après qu’ils l’ont eue une heure dans leur maison, la femme qu’ils adorent, qu'elle admiration, ceux dont les enfants sont trop laids ! Évidemment il n’était pas très gai, cette nuit, mon jardin. Comme petite fête, on peut s’en souvenir. J’avais beau faire parfois comme si Électre était près de moi, lui parler, lui dire : « Entrez, Électre ! Avez-vous froid, Électre ? » Rien ne s’y trompait, pas même le chien, je ne parle pas de moi- même. Il nous a promis une mariée, pensait le chien, et il nous amène un mot. Mon maître s’est marié à un mot ; il a mis son vêtement blanc, celui sur le quel mes pattes marquent, qui m’empêche de le caresser, pour se marier à un mot. Il donne du sirop d’oranges à un mot. Il me reproche d’aboyer à des ombres, à de vraies ombres, qui n’existent pas, et lui le voilà qui essaie d’embrasser un mot. Et je ne me suis pas étendu : me coucher avec un mot, c’était au-dessus de mes forces... On peut parler, avec un mot, et c’est tout !... Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit , où la lune s’occupe au cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu de boire au ruisseau, boit à l’allée de ciment, vous auriez compris ce que j’ai compris, à savoir : la vérité.
Jean Giraudoux, Électre, 1937
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Max Vadukul                                                                                                                                           : + :

vendredi 27 décembre 2013

Faire des collages :


Jean-Jacques Annaud - L'ours - 1988

L'enfance est au bout du chemin.


(...) attraper de justesse une bouchée dans un cocktail, pleurer en écoutant Le Voyage d'hiver, aller à la recherche des sources de la Loire au mont Gerbier de Jonc, complimenter une inconnue dans la rue, se tromper de jour, de semaine ou de mois dans un rendez-vous, se retrouver après vingt ans comme si on ne s'était jamais quittés, mettre un parfum qui s'oublie, savoir se faire oublier, amuser la galerie, soulever un enfant en protestant de son poids mais éviter de l'ennuyer par des questions idiotes, se demander où l’on était avant de naître plutôt que ce que l'on deviendra après la mort, froisser du papier journal, découper des images et faire des collages, décoller en avion ou atterrir, regarder avec convoitise les plats servis à ses voisins, observer la démarche des passants et faire de la psychologie sauvage, attendre à la terrasse d'un café, se dire qu'il faudrait faire de la gymnastique, penser parfois à respirer profondément, mettre à plat un trombone, monter à la main une mayonnaise ou des œufs en neige, découvrir un fruit exotique délicieux, se remémorer les patois de son enfance ou des proverbes ou des savoirs, utiliser des mots justes qui surprennent, boire quand on a très soif, n'avoir jamais honte d'être soi...
Françoise Héritier, le sel de la vie, 2013


lundi 23 décembre 2013

Des impressions de la réflexion :

 
Georges Mathieu - Souvenirs délaissés - 1990                                                                                                        : + :

Une impression frappe d’abord les sens et nous fait percevoir la chaleur ou le froid, la soif ou la faim, le plaisir ou la douleur, d’un certain genre ou d’un autre. De cette impression, il y a une copie prise par l’esprit, qui demeure après que l’impression cesse ; et c’est ce que nous appelons une idée. Cette idée de plaisir ou de douleur, quand elle retourne dans l’âme, produit les nouvelles impressions du désir et de l’aversion, de l’espoir et de la crainte, qui peuvent proprement être appelées des impressions de la réflexion, parce qu’elles en sont dérivées. Celles-ci sont également copiées par la mémoire et l’imagination et deviennent des idées ; lesquelles provoquent peut-être à leur tour d’autres impressions et d’autres idées. En sorte que les impressions de la réflexion ne sont qu’antérieures à leurs idées correspondantes ; mais postérieures à celles de la sensation, et dérivées d’elles. L’examen de nos sensations appartient davantage aux anatomistes et aux philosophes de la nature qu’à la morale ; et il ne sera donc pas pris en considération pour le moment. Et comme les impressions de la réflexion, à savoir les passions, les désirs et les émotions, qui méritent principalement notre attention, résultent pour la plupart des idées, il sera nécessaire d’inverser cette méthode qui, à première vue, semble la plus naturelle ; et, afin d’expliquer la nature et les principes de l’esprit humain, de faire un exposé particulier des idées, avant d’en venir aux impressions. Pour cette raison, j’ai choisi de commencer par les idées.
David Hume, Traité de la nature humaine, 1739, Traduction par Wikisource, Texte établi par Selby-Bigge, Oxford University Press, 1960
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L'oiseau ivre - vers 1970

samedi 21 décembre 2013

Tout ce qui ne va pas :




Tous les chanteurs ont ce défaut : quand ils sont avec des amis, si on les invite à chanter, ils ne s’y mettent jamais, si on ne leur demande rien, ils n’arrêtent plus. Tigellius le Sarde avait bien ce défaut. Il n’aurait servi à rien que César, qui aurait pu le contraindre, le sollicite au nom de l’amitié qui le liait à son père, au nom de leur propre amitié. Mais s’il lui prenait fantaisie, il se mettait à vocaliser "Io Bacchae" de l’entrée au dessert, sur toutes les notes de la gamme, de la plus haute à la plus basse. Il n’y avait rien de stable dans cet homme-là : on le voyait courir comme s’il fuyait devant l’ennemi, et l’instant d’après on aurait dit qu’il transportait les objets du culte de Junon. Il comptait parfois chez lui deux cents esclaves, parfois à peine dix. Un jour il n’avait à la bouche que rois et princes, que rêves de grandeur, et un autre : "Pourvu que j’aie une petite table avec juste un peu de sel dans une coquille, et une toge, même grossière, pour me protéger du froid ...". Mais tu aurais donné un million à cet homme économe et content de peu, cinq jours après il ne serait plus resté un seul sou dans la caisse. Il pouvait veiller toute la nuit jusqu’au matin, ou ronfler toute une journée. Jamais personne ne fut moins égal à soi-même.
Là, on pourrait me dire : "Et toi ? Tu n’as aucun défaut peut-être ?" Oui, bien sûr, d’autres, et même probablement de plus... petits ! Mænius s’en prenait à Novius pendant son absence. "Oh toi, tu ne te connais pas" dit quelqu’un "ou alors tu t’imagines que tu peux nous en faire accroire, comme si on ne te connaissait pas ?" "Quand il s’agit de moi, je suis très indulgent" répondit Mænius. Voilà une façon d’aimer ses amis stupides et malhonnêtes, et qui mérite qu’on s’y arrête. Ainsi, tu regardes tes propres défauts avec des yeux chassieux pleins de crasse, mais à l’égard de tes amis ta vue devient plus perçante que celle d’un aigle ou du serpent d’Epidaure ? Pourquoi donc ? Cela se retourne contre toi, et ils scrutent de leur côté tout ce qui ne va pas chez toi.
Il est un peu trop soupe au lait, il ne correspond pas au goût délicat de ces messieurs, il fait rire avec ses cheveux mal coupés, sa toge qui glisse des épaules, ses sandales attachées au pied par un nœud trop lâche. Mais c’est le meilleur homme qu’on puisse imaginer, mais c’est un véritable ami pour toi, mais sous ce corps sans élégance se cache une intelligence exceptionnelle. Secoue ton propre pot, à la fin, pour voir ce qu’il contient ! Quelque petit défaut, peut-être ? Semé en toi par la nature ou par une mauvaise habitude ? Car dans les champs qu’on néglige s’installe la fougère, qu’il faudra brûler pour s’en débarrasser.
Tournons-nous plutôt de ce côté : l’amant, aveuglé, s’abuse sur les défauts les plus laids de celle qu’il aime, parfois même il tombe sous leur charme, comme Balbinus avec le polype d’Hagna. Je voudrais qu’en amitié on se trompe de la même manière, et que l’on donne à ce genre d’erreur le beau nom de vertu.
Horace, Satires I 3, Contre les jugeurs et les raisonneurs, pour la simple justice et l’amitié, 


vendredi 20 décembre 2013

Sans terreur ni alarme :


Adolphe Millot - Plumes -  Larousse pour tous  -1907                                    : + :


(...) et  le destin ou le hasard (ou la guigne, sans quoi il aurait pu découvrir que, pas plus que la lumière du soleil, l'amour n'existe en un seul endroit, à un seul instant ou dans un seul corps, par toute la terre et le temps et l'humanité vivante et grouillante)
(...) parce que je connais la réponse et je sais que cette réponse je ne peux pas la changer, et je ne crois pas que je puisse me changer moi même parce que dès la seconde fois où je t'ai vu j'ai compris ce que j'avais lu dans les livres et que je n'avais jamais vraiment cru : c'est que l'amour et la souffrance sont une seule et même chose et que la valeur de l'amour est la somme de ce qu'il faut payer pour le connaître, et chaque fois qu'on l'obtient à bon compte on se vole soi même.
(...)Voilà. C'est exactement l'inverse. Ce sont les livres, les gens dans les livres, qui devraient inventer et lire nos histoires à nous - les Doe, les Roe, les Wilbourne et les Smith - mâles et femelles mais sans les bites et les cons.
(...) et de nouveau Wilbourne médita sur cette faculté instinctive qu'ont les femmes, même innocentes et novices, de comprendre et faire marcher les mécanismes de la cohabitation - cette sereine confiance dans leurs destinées amoureuses, comme celle des oiseaux dans leurs ailes -, cette fois implacable et tranquille en un bonheur personnel imminent et mérité les fait instantanément s'élancer, ailes grandes ouvertes, de l'abri que leur offrait la respectabilité jusque dans les espaces inconnus et vides où nul rivage n'est visible (Pas le péché pensa-t-il. Je ne crois pas au péché. Tout cela n'est qu'une question de rythme. Dès la naissance on est pris dans le défilé anonyme des myriades anonymes et grouillantes de son temps et de sa génération ; on perd le rythme une fois, un seul faux pas, et on périt sous les piétinements de la foule.) et cela sans terreur ni alarme, ce qui n'est signe ni de courage ni d'endurance, mais simplement d'une fois complète, absolue, en des ailes novices, aériennes et fragiles - aériens et fragiles symboles de l'amour par quoi elles ont déjà été trahies une première fois puisque, par consentement et acceptation universels, elles se sont attardées sur la cérémonie même qu'elles ont répudiée en prenant leur vol. Ils passèrent, disparurent.
William Faulkner, Si je t'oublie Jérusalem, Les palmiers sauvages, 1939



Mark Laita                                                                                                                                                     : + :

mardi 17 décembre 2013

Une part d’aliénation :


Olaf Martens - Veronika Bromova  - 1998                                                                                                                     : + :


L’autonomie comporte nécessairement la solitude, au sens existentiel, c’est-à-dire la conscience, qu’il est impossible de faire partager mes certitudes personnelles par les autres et, inversement, que mes déterminations d’individu social sont impossibles à intérioriser et à vivre comme des vérités personnelles. Bref, l’existence sociale comporte inévitablement une part d’aliénation parce que la société n’a pas été et ne peut pas être produite et reconnue par chacun comme l’œuvre qu’il a créé librement en coopération volontaire avec tous les autre.
Les chemins du paradis, André Gorz,  1983


Veronika Bromova - 7 c-prints, computer aletered - 1997                                                                                             : + :

lundi 16 décembre 2013

Que comprendre :




que comprendre

comment rendre compte

parfois c’est le dégoût
la détresse

cette fureur du sang
parce que tout avorte

que chaque effort est vain

que rien n’échappe à la faux

ou parfois
c’est cette vénération   cette joie
jubilante   cette suffocante
lumière

et chaque visage m’émeut
alors jusqu’aux larmes

Charles Juliet, Poème, 2012


dimanche 15 décembre 2013

Avoir un monde :


Dalia Nosratabadi - Japan                                                                                                                                        : + :

Le mouvement écologique est né bien avant que la détérioration du milieu et de la qualité de vie pose une question de survie à l’humanité. Il est né originellement d’une protestation spontanée contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils de pouvoir économique et administratif. Et par "culture du quotidien", j’entends l’ensemble des savoirs intuitifs, des savoir-faire vernaculaires (au sens qu’Ivan Illich donne à ce terme), des habitudes, des normes et des conduites allant de soi, grâce auxquels les individus peuvent interpréter, comprendre et assumer leur insertion dans ce monde qui les entoure.

La "nature" dont le mouvement exige la protection n’est pas la Nature des naturalistes ni celle de l’écologie scientifique : c’est fondamentalement le milieu qui paraît "naturel" parce que ses structures et son fonctionnement sont accessibles à une compréhension intuitive ; parce qu’il correspond au besoin d’épanouissement des facultés sensorielles et motrices ; parce que sa conformation familière permet aux individus de s’y orienter, d’interagir, de communiquer "spontanément" en vertu d’aptitudes qui n’ont jamais eu à être enseignées formellement.

Dubaï

La "défense de la nature" doit donc être comprise originairement comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes. Or, plus une société devient complexe, moins son fonctionnement est intuitivement intelligible. La masse des savoirs mise en œuvre dans la production, l’administration, les échanges, le droit dépasse de loin les capacités d’un individu ou d’un groupe. Chacun de ceux-ci ne détient qu’un savoir partiel, spécialisé, que des procédures organisationnelles préétablies, des appareils, vont coordonner et organiser en vue d’un résultat qui dépasse ce que les individus sont capables de vouloir. La société complexe ressemble ainsi à une grande machinerie : elle est, en tant que social, un système dont le fonctionnement exige des individus fonctionnellement spécialisés à la manière des organes d’un corps ou d’une machine. Les savoirs spécialisés en fonction de l’exigence systématique du tout social ne contiennent plus, si complexes et savants qu’ils soient, de ressources culturelles suffisantes pour permettre aux individus de s’orienter dans le monde, de donner sens à ce qu’ils font ou de comprendre le sens de ce à quoi ils concourent. Le système envahit et marginalise le monde vécu, c’est à dire le monde accessible à la compréhension intuitive et à la saisie pratico-sensorielle. Il enlève aux individus la possibilité d’avoir un monde et de l’avoir en commun. C’est contre les différentes formes de cette expropriation qu’une résistance s’est progressivement organisée.
André Gorz, Ecologica, 2008
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Hong Kong

lundi 9 décembre 2013

Les matins délicieux :



Musée Ettore Guatelli - musée du quotidien                                                     : + : : + :

Qui est parvenu ne serait-ce que dans une certaine mesure à la liberté de la raison, ne peut rien se sentir d'autre sur terre que Voyageur. Pour un voyage toutefois qui ne tend pas vers un but dernier car il n'y en a pas. Mais enfin, il regardera les yeux ouverts à tout ce qui se passe en vérité dans le monde. Aussi ne devra-t-il pas attacher trop fortement son cœur à rien de particulier. Il faut qu'il y ait aussi en lui une part vagabonde dont le plaisir soit dans le changement et le passage.
Sans doute, cet homme connaîtra les nuits mauvaises où prit de lassitude, il trouvera fermée la porte de la ville qui devait lui offrir le repos. Peut être qu'en outre, comme en Orient, le désert s'étendra jusqu'à cette porte, que des bêtes de proie y feront entendre leur hurlement, tantôt lointain, tantôt rapproché, qu'un vent violent se lèvera, que des brigands lui déroberont ses bêtes de somme. Alors, sans doute, la nuit terrifiante sera pour lui un autre désert, tombant sur le désert, et il se sentira le cœur las de tous les voyages.
Dès que le soleil matinal se lève, ardent comme une divinité polaire, que la ville s'ouvre, il verra peut-être sur les visages de ses habitants plus de désert encore, plus de saleté et de fourberie et d'insécurité que devant les portes. Et le jour, à quelque chose près, sera pire que la nuit. Il se peut bien que tel soit à quelque moment le sort du Voyageur.
Mais pour le dédommager viennent ensuite les matins délicieux d'autres contrées, nés des mystères du premier matin. Il songe à ce qui peut donner au jour entre le 10ème et le 12ème coup de l'horloge, un visage si pur, si pénétré de lumière, de sereine clarté qui le transfigure.
Il cherche la philosophie d'avant midi.
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain,
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dimanche 8 décembre 2013

Comme s'il avait capté :


 

 


(...) quoique d'après ce qu'on racontait elle (c'est-à-dire la femme c'est-à-dire l'enfant qu'il avait épousée ou plutôt qui l'avait épousé) s'étaient chargé en seulement quatre ans de mariage de lui faire oublier ou en tout cas mettre au rancart un certain nombre de ces traditionnelles traditions, que cela lui plût ou non, mais même en admettant qu'il eût renoncé à un certain nombre d'entre elles (et peut-être non pas tant par amour que par force ou si l'on préfère par la force de l'amour ou si l'on préfère forcé par l'amour) il y a des choses que le pire des abandons des renoncements ne peut faire oublier même si on le voulait et ce sont en général les plus absurdes les plus vides de sens celles qui ne se raisonnent ni ne se commandent, comme par exemple ce réflexe qu'il a eu de tirer son sabre quand cette rafale lui est partie dans le nez de derrière la haie : un moment j'ai pu le voir ainsi le bras levé brandissant cette arme inutile et dérisoire dans un geste héréditaire de statue équestre que lui avaient probablement transmis des générations de sabreurs, silhouette obscure dans le contrejour qui le décolorait comme si son cheval et lui avaient été coulés tout ensemble dans une seule et même matière, un métal gris, le soleil miroitant un instant sur la lame nue puis le tout - homme cheval et sabre - s'écroulant d'une pièce sur le côté comme un cavalier de plomb commençant à fondre par les pieds et s'inclinant lentement d'abord puis de plus en plus vite sur le flanc, disparaissant le sabre toujours tenu à bout de bras derrière la carcasse de ce camion brûlé effondré là, indécent comme un animal une chienne pleine traînant son ventre par terre, les pneus crevés se consumant lentement exhalant cette puanteur de caoutchouc cramé la nauséeuse puanteur de la guerre suspendue dans l'éclatant après-midi de printemps, flottant ou plutôt stagnant visqueuse et transparente mais aurait-on dit visible comme une eau croupie dans laquelle auraient baigné les maisons de brique rouge les vergers les baies : un instant l'éblouissant reflet de soleil accroché ou plutôt condensé, comme s'il avait capté attiré à lui pour une fraction de seconde toute la lumière et la gloire, sur l'acier virginal...
Claude Simon, La route des Flandres, 1960