lundi 30 novembre 2015

Quelques signes positifs :


Erik Nitsche vers 1955


De même que la révolution agricole, la croissance de l'économie moderne pourrait bien apparaître comme une colossale imposture. L'espèce humaine et l'économie mondiale peuvent poursuivre leur croissance, cela n'empêche pas que beaucoup vivent dans la faim et le besoin.
Le capitalisme a deux réponses à cette critique. Premièrement, il a crée un monde que personne ne peut diriger si ce n'est un capitaliste. La seule tentative sérieuse pour le gérer autrement - le communisme - a été tellement pire à tous les égards que personne n'a  le cran de recommencer. En 8500 avant notre ère, on pouvait verser des larmes amères sur la Révolution agricole, mais il était trop tard pour renoncer à l'agriculture. De même, le capitalisme n'est pas forcément à notre goût, mais nous ne pouvons pas nous en passer.
La seconde réponse est qu'il nous suffit de patienter : le paradis, la promesse capitaliste, est au coin de la rue. Certes, des erreurs ont été commises, telles la traite négrière et l'exploitation de la classe laborieuse européenne. mais nous en avons tiré la leçon. Il suffit d'attendre encore un peu : le gâteau va augmenter et tout le monde aura une tranche plus épaisse. le partage des dépouilles ne sera jamais équitable, mais il y aura assez pour satisfaire chacun : homme, femme et enfant, même au Congo.
Il y a bel et bien quelques signes positifs. Du moins si nous recourons à des critères purement matériels comme l'espérance de vie, la mortalité infantile et la consommation de calories, le niveau de vie de l'homme moyen en  2013 est sensiblement plus haut qu'il l'était en 1913, malgré une croissance démographique exponentielle.
Le gâteau économique peut-il cependant croître éternellement ? Tout gâteau nécessite des matières premières et de l'énergie. Des prophètes de malheur nous préviennent que tôt ou tard Homo sapiens épuisera les matières premières et l'énergie de la planète Terre. Et que se passera-t-il ensuite ?
Yuval Noah Harari, Sapiens, une brève histoire de l'humanité, 2015 






dimanche 11 octobre 2015

Oui, oui.

 
Florian Tiedje - Souche                                                                                                                                               : + :



- ...Et tu m'aimeras toujours d'une passion absolue, plus que tout, et tu serais capable de faire n'importe quoi pour moi ?
A cette sortie, Côme répondit épouvanté :
- Oui.
- Tu n'as vécu sur les arbres que pour moi, que pour m'aimer...
- Oui, oui.
- Embrasse-moi.
Il la pressa contre le tronc et l'embrassa. En relevant la tête, il la regarda et sa beauté le frappa comme une révélation.
- Dis... mais que tu es belle !
- Pour toi.
Elle déboutonna sa blouse blanche. Elle avait une poitrine toute jeune, avec deux petites roses. C'est à peine si Côme l'effleura ; elle s'esquiva dans les branches, où Côme grimpa derrière elle, sa jupe dans les yeux.
- Mais où m'emmènes-tu ? demandait Violette, comme si lui la conduisait.
- Par ici.
Et il la guida ; chaque fois qu'ol fallait passer d'une branche sur une autre, il la prenait par la main ou par la taille et lui montrait où poser les pieds.
- Par ici.
Ils marchaient dans les oliviers dressés au-dessus d'un talus escarpé; on apercevait entre les branches, tout découpé de feuillages, les éclats bleus de la mer; d'un coup, elle se découvrit : calme, limpide, vaste comme le ciel. L'horizon s'ouvrait largement, l'azur de l'eau était lisse, intact, sans une voile, à peine plissé par les vagues. Un reflux imperceptible, une sorte de soupir, effleurait les cailloux du rivage.
Les yeux à demi éblouis, Côme et Violette redescendirent dans l'ombre verte des feuillages.
- Par ici.
Il y avait, dans la fourche d'un noyer, une excavation en cuvette, blessure jadis faite à la hache : c'était un des refuges de Côme. Une peau de sanglier y était étendue; une fiasque, une écuelle, quelques outils jonchaient cet espace réduit.
Violette s'étendit sur la peau : 
- Tu as amené ici d'autres femme ?
Il hésita avant de répondre. Alors Violette :
- Si tu n'en as jamais amené, c'est que tu ne vaux pas grand-chose.
- Si... quelques-une.
il reçut une gifle en pleine figure.
- C'est comme ça que tu m'attendais ?
Côme passait sa main sur sa joue toute rouge et ne savait que répondre; mais elle semblait revenue à de meilleures dispositions :
- Comment étaient-elles ? Dis-moi ?
- Pas comme toi, Violette, pas comme toi.
- Est-ce que tu sais comme je suis ? Hein ? Qu'est-ce que tu en sais ?
Elle devenait douce. Côme ne finissait pas de s'étonner devant ces brusques sautes d'humeur. Il s'approcha d'elle. Violette était toute or et miel.
- Dis...
- Dis...
Il se connurent. Il la connut et se connut lui-même parce que, réellement, il n'avait jusque-là rien su de lui. Elle le connut et se connut elle même parce que, en sachant tout ce qu'elle était, elle ne l'avait jusque-là jamais si bien senti.
 Italo Calvino, Le baron perché, 1957



 


dimanche 20 septembre 2015

Avec une sorte d'émerveillement :


Cameron Bloom - Peinguin the mag pie                                                                                                                                 : + :



Franck regardait toujours Gros-Cul, avec une sorte d'émerveillement. Puis il a dit tu sais que ce con n'a jamais tiré un coup de fusil de toute la guerre. C'est un type du village qui m'a dit qu'il avait simplement été envoyé en allemagne pour réparer des brouettes, ou un truc approchant. Mais ça fait quand même quarante ans qu'il raconte à tout le monde une histoire, pleine de cris et de fureur, comme si là-bas il avait entrevu une réalité différente, au-delà des pays, au-delà des hommes, au-delà même de ce qui peut être enfermé par les mots.
La Buse s'est approché pour regarder Gros-Cul lui aussi. La lumière vacillait toujours, posée sur la cheminée, mais son éclat commençait à se perdre. Puis Franck a encore dit ouais, c'est bien toute une foutue époque qui est en train de finir, et on ne sait pas si ce qui viendra après vaudra seulement la peine qu'on s'y intéresse. Il a tiré une cigarette de son paquet et l'a allumé aussi contre la lampe. Et la lumière baissait, lentement, tandis qu'il restaient tous les deux immobiles, en silence.
Puis au bout d'un moment, Gros-Cul s'est tourné un peu sur le fauteuil et sa tête a roulé sur le coté. Franck a regardé longtemps ce corps épais, comme une chose endommagée. Et Gros-Cul a fini aussi par laisser jaillir les mots qui peuplaient son sommeil, des mots comme des images arrêtées et froides, dieses Zimmer, der Frühling füllt sich mit dir 1. Et La Buse et Franck se tenaient maintenant comme des hommes, les pouces enfoncés fermement dans leurs ceintures, es bleibt uns die Srasse von gestern 2, des hommes encore étonnés de tenir sur leurs pieds, dass wir nicht sehr verlässlich zu Haus sind 3, dans la lumière haletante, in der gedeuteten Welt 4, sous le ciel noir déjà rempli d'étoiles.

extraits des Elégies de Duino de R. M. Rilke
1 - Cette pièce, le printemps s'emplit de toi.
2 - Il nous reste la route d'hier.
3 - Que nous ne sommes pas si confiant que cela sous nos toits.
4 -  Dans l'univers expliqué

Elie Treese, Les anges à part, 2014
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mardi 1 septembre 2015

Le parfait équilibre :



Louise Bourgeois - Fragile Goddess - 2002


 
Le non-retour égale le point Zéro.
Il est le parfait équilibre pour le point d’ancrage.
Celui qui sécrète sera toujours récupéré.
Pas de transparence mais de la visibilité
ou bien l’invisible pour le mystère.
Je ne sais pas ce que trouvent les gens qui me connaissent
mais certains pour me connaître, reconnaissent mes mains,
ils sont donc dans la reconnaissance,
ils ont donc perdu le tout, parce que le sur-tout.
Chacun sa croix de toutou du tout au tout.
Je suis en laisse avec la surprise.
J’ai vu beaucoup d’amour se dessiner autour de moi.
Je ne suis pas prise dans l’amour,
je suis avec
je le sème
et qui se soigne à sec,
sème
l’essentiel oublié.
(...)



Louise Bourgeois - Nature Study - 1984/2002


 
Elle est partie dans sa lande lucide et construite dompter les flammes.
Des animaux dorés surgissent, lointains, de ces buissons de feu.
Ce sont des animaux anonymes, qui ont dépassé les frontières et les prières.
Un sensible rendez-vous de mélange de sexe.
Ces gestes y inscrivent l’écriture et
la continuité de l’enfant Pouce.
Sa furieuse faiblesse dans les cheveux fertiles et malpolis.
Les drames en paillettes dans les rayures de ses ongles.
L’enfant Pouce coupe et se déchaine dans son cortège d’anonymes animaux,
l’insolence du clair-obscur en robe épistolaire,
vois-là
l’enfant filant les fines cartes de consolation.
Lande lucide et construite.

Douce Mirabaud, Printemps critique, 2015
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Louise Bourgeois - sans titre - 1970



samedi 20 juin 2015

Plus fort que tout besoin :





Il restait pendant des heures comme paralysé, secouant la tête comme une bouteille peut-être vide, scandant avec les baguettes une mélopée amer et basse, et plus fort que tout besoin de femme ou même de maîtresse, dut-elle être Yang Kuei-Fu elle-même, était le besoin d'un esprit à coté duquel coucher le sien, sur le dur oreiller du mystère. Le milieu oriental était sans doute pour quelque chose dans cette aberration. Le sirop ly-chee, dont il avait pris trois portions, élaborait toujours son arôme sans nom, musique de luth au crépuscule derrière son chagrin.

Dans une chambre d'hôtel (qui doit rester anonyme) à Dublin, Mademoiselle Counihan, assise sur les genoux de Wylie, lui donnait des baisers belon, ou plutôt les lui rendait au mieux de son inexpérience. Wylie n'embrassait pas souvent (sur les lèvres), mais quand il le faisait il le faisait à fond. Ce n'était pas une de ces lugubres personnes qui insistent pour que le battant soit enlevé de la cloche de la passion. Non. Un baiser administré par Wylie ressemblait à une ronde sonore tenue, dans une longue phrase amoureuse, pendant une demi-page de trémolos pianotés en sourdine. Mademoiselle Counihan n'avait jamais rien senti d'aussi délicieux que cette osmose au ralenti de la salive d'amour.
Les termes du passage ci-dessus furent choisis avec soin, lors de la rédaction en anglo-irlandais, afin de corrompre le lecteur cultivé.
Samuel Beckett, Murphy, 1965



vendredi 12 juin 2015

Qu’il est pur le plaisir des cœurs sans passion :

 
 Konstantin Kalynovych - : + :



Sous les coups de Vénus, qu’ils viennent d’une femme
Dont tout le corps projette une amoureuse flamme,
Ou bien de quelque éphèbe aux membres féminins,
1080Vers l’auteur de son mal le vaincu tend les mains,
Pour étreindre le fruit dont la soif le pénètre,
Pour verser en ce corps l’essence de son être,
Tout ce que le désir pressent de volupté.
Voilà cette Vénus, cet amour si vanté,
La source du poison dont le cœur boit les charmes,
Première goutte, hélas ! d’un océan de larmes !
L’absence même assiège et caresse nos sens
Dune image et d’un nom toujours chers et présents.

Ah ! fuis, chasse bien loin ces fantômes, amorces
De l’amour. Tourne ailleurs ta pensée et tes forces.
Épanche, s’il le faut, le trop plein du désir ;
Mais, en un vase unique enfermer le plaisir,
Fixer la passion, c’est se forger des chaînes,
Se condamner au joug d’inévitables peines ;
C’est aviver l’ulcère en l’abreuvant d’amour ;
L’ulcère invétéré gagne, et, de jour en jour,
S’aggrave le délire et grandit le ravage,
Si les traits vagabonds de la Vénus volage
N’effacent l’ancien mal, qu’un mal nouveau guérit.
1100Et vers un autre objet ne détournent l’esprit.
Pour éviter l’amour, perd-on la jouissance ?
Non pas ; sans l’amertume on savoure l’essence.
Qu’il est pur le plaisir des cœurs sans passion !
Ah ! malheureux ! Au seuil de la possession,
On voit sur leur trésor leurs ardeurs se suspendre :
Les mains et les regards ne savent où se prendre,
Et l’âpre embrassement va jusqu’à la douleur ;
Le baiser mord, la dent froisse la lèvre en fleur.
Où donc, pour ces amants, est la volupté pleine !
Quel aiguillon secret les pique et les déchaîne
Sur l’objet, quel qu’il soit, d’où jaillirent pour eux
Les germes enivrants du désir amoureux !

Vénus vient, je le sais, amortir la blessure
Et mêler doucement un baume à la morsure.
Ils espèrent noyer leur flamme dans le feu,
L’éteindre dans le corps qui l’allume ; à leur vœu,
Par malheur, la Nature ouvertement s’oppose.
L’amour nourrit l’amour ; il est l’unique chose
Dont la possession aiguise le désir.
(...)

Et quand Vénus, troublant d’un frisson précurseur
Deux êtres enivrés de leur jeunesse en fleur,
Pour le champ féminin prépare la charrue,
Le couple entrelacé dans l’étreinte se rue,
Et souffles bouche à bouche et salives et dents
1140Se mêlent confondus en des baisers ardents.
Que se ravissent-ils ? Qui, se donnant soi-même,
Tout entier, corps pour corps, s’en va dans ce qu’il aime ?
C’est là le but, pourtant, le prix de tant d’efforts.
À quoi bon ces liens avides, ces transports,
Ces nerfs liquéfiés par l’intime secousse ?
Sans doute, le désir pour un moment s’émousse
Après l’éruption de l’amoureux torrent ;
Mais leur accès revient, la rage les reprend
D’avoir enfin pour eux l’objet qui les possède.
C’est un ulcère sourd, un poison sans remède,
Qui les mine et les ronge en des tourments sans fin.

Puis c’est l’épuisement, les affres de la faim,

(...)




C’est en vain. Le serpent est caché sous les fleurs.
La source de la joie est la source des pleurs !
On ne sait quoi d’amer, du milieu des délices,
Monte et serre le cœur : remords poignant des vices
Et du bel âge oisif au devoir dérobé ;
Quelque mot ambigu de ses lèvres tombé
Qui, feu vivant, s’attache à l’âme et la pénètre ;
Regard tendre jeté vers un rival peut-être,
Ou sourire furtif au passage surpris.

L’amour le plus heureux comporte ces périls.
S’agit-il des amours ingrats et misérables ?
Il suffit, pour en voir les douleurs innombrables,
D’ouvrir les yeux. Crois-moi, veille, suis mes conseils,
1180Et soustrais-toi d’avance à des pièges pareils.
Évitons les filets que l’amour peut nous tendre ;
Moins sûr est d’en sortir quand on s’est laissé prendre
Et de rompre le nœud que Vénus a tissé.
Cependant, même pris, l’imprudent enlacé
Dans les funestes rets peut les fuir, si lui-même
Ne s’oppose à sa fuite et, dans celle qu’il aime,
N’absout pas, égaré par d’aveugles transports,
Les taches de l’esprit et les défauts du corps.


Lucrèce, De la nature des choses, 1er siècle av.JC, traduction Lefèvre
: + :




jeudi 23 avril 2015

Cette union magique :






Nous avons fait l'amour. Comme ce mot à l'air banal - trivial, usé, tout trait distinctif quasiment effacé par l'usage - mais comment mieux décrire une telle action en acte ? Cette création ? Cette union magique ? Je pourrais dire que nous sommes devenus deux silhouettes prises dans une danse hypnotique sous le talisman chaloupé de la lune, d'abord lente, si lente ... deux plumes appariées flottant dans la substance claire d'un ciel liquide ... puis qui accélèrent de plus en plus, pour finalement n'être que photons de lumière pure.
(...)
Ou bien je pourrais dresser la liste des impressions, des images encore brillantes, illuminées à jamais par la cambrure blanche de ces premières caresses, le premier regard après qu'ayant écarté la chemise de laine, j'ai vu qu'elle ne portait pas de soutien-gorge; la timidité de ses hanches se soulevant imperceptiblement lorsque j'ai fait glisser la rude toile de jean; la souple pulsation de la ligne qui, passant entre ses seins, courait de la pointe de son menton relevé jusqu'à sons ventre éclairé par ce pinceau de lumière émanant de sa chambre...
(...)
Mais il me semble que la meilleure façon pour moi de communiquer la beauté de ces moments consiste à répéter, tout simplement, que nous avons fait l'amour. Et consommé ainsi tout un mois de regard furtifs, de sourires prudents, de frôlements accidentels de nos corps trop flagrants ou trop secret pour n'être que des accidents, de toutes les autres petites vignettes incomplètes du désir... et peut-être par dessus tout, consommé la connaissance partagée de ce désir, et de ce désir retrouvé, et du progrès irrépressible de ce désir... dans une déflagration interne parfaitement silencieuse tandis que tout mon corps tendu explosait à l'intérieur du sien comme un fluide électrique. Partage, consommation, aboutissement; côte à côte dans un sprint joyeux remontant le long de la pente abrupte jusqu'au rebord du sommet, pour nous ruer dans le vide... planer en apesanteur... nous élancer immobiles à travers les espaces cosmiques d'une enveloppe charnelle; redescendre en douceur pour revenir peu à peu... au tic tac de la réalité plébiscitée par la majorité, au timide couinement du matelas, à ÉCOUTE l'aboiement d'un chien dehors sous l’œil voyeur de la lune...et au ÉCOUTER QUOI ? souvenir pressant d'un étrange bruit de pas humides que j'avais cru entendre FAIS GAFFE quelque part, proche à faire peur, juste des siècles ,des heures, ou quelques secondes auparavant !

Ken Kesey, Et quelques fois j'ai comme une grande idée, 1964







vendredi 27 mars 2015

Inventons donc :


Autoportrait 01 - Elena Vizerskaya                                                                                                                                           : + :


A Julie

On me demande, par les rues,
Pourquoi je vais bayant aux grues,
Fumant mon cigare au soleil,
A quoi se passe ma jeunesse,
Et depuis trois ans de paresse
Ce qu’ont fait mes nuits sans sommeil.

Donne-moi tes lèvres, Julie ;
Les folles nuits qui t’ont pâlie
Ont séché leur corail luisant.
Parfume-les de ton haleine ;
Donne-les-moi, mon Africaine,
Tes belles lèvres de pur sang.

Mon imprimeur crie à tue-tête
Que sa machine est toujours prête,
Et que la mienne n’en peut mais.
D’honnêtes gens, qu’un club admire,
N’ont pas dédaigné de prédire
Que je n’en reviendrai jamais.

Julie, as-tu du vin d’Espagne ?
Hier, nous battions la campagne ;
Va donc voir s’il en reste encor.
Ta bouche est brûlante, Julie ;
Inventons donc quelque folie
Qui nous perde l’âme et le corps.

On dit que ma gourme me rentre,
Que je n’ai plus rien dans le ventre,
Que je suis vide à faire peur ;
Je crois, si j’en valais la peine,
Qu’on m’enverrait à Sainte-Hélène,
Avec un cancer dans le cœur.

Allons, Julie, il faut t’attendre
A me voir quelque jour en cendre,
Comme Hercule sur son rocher.
Puisque c’est par toi que j’expire,
Ouvre ta robe, Déjanire,
Que je monte sur mon bûcher.

Alfred de Musset













jeudi 26 mars 2015

Avoir confiance en tout :

Jean-Christophe Theil                                                                                                   : + :



Pour bien connaître une chose il faut avoir confiance en tout ce que l'on connaît déjà et en l'étendue de ce savoir, quels que soient les horizons vers lesquels ils nous entraine. Autrefois, j'avais un écureuil qui s'appelait Omar et qui vivait dans l'intimité cotonneuse et la pénombre moelleuse de notre vieux canapé vert; Omar connaissait ce canapé; il le connaissait de l'intérieur ce sur quoi je me contentais de m'asseoir, et avait confiance en son savoir qui lui permettait de ne pas se faire écrabouiller par mon ignorance. Il a survécu jusqu'au jour où une couverture écossaise - que l'on avait étendue là pour camoufler l'usure - le désorienta à tel point qu'il perdit confiance en sa connaissance intime. Au lieu de s'évertuer à intégrer une couverture à l'organisation de son petit monde, il partit s'installer dans la gouttière à l'arrière de la maison où il mourut noyé à la première averse d'automne, sans doute en maudissant la fameuse couverture : au diable ce monde qui refuse de rester le même ! Qu'il aille au diable !
 Ken Kesey, Et quelquefois j'ai comme une grande idée, 1964





dimanche 22 mars 2015

Il mène sa vie :


Garry Winograd - Fort Worth, Texas - 1974


Savez-vous comme c'est simple un désir ? Se promener est un désir. Écouter de la musique, ou bien faire de la musique, ou bien écrire sont des désirs. Un printemps, un hiver sont des désirs. La vieillesse aussi est un désir. Même la mort. Le désir n'est jamais à interpréter, c'est lui qui expérimente. Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou a une conception de la fête (la révolution sera une fête...). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps ; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie sauf à l’hôpital ; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terrible ; bref tous ceux qui souffrent. Nous disons tout au contraire : il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible. Les organisations de formes, les organisations de sujet (l'autre plan) "impuissantent" le désir : elles le soumettent à la loi, elles y introduisent le manque. Si vous ligotez quelqu'un et que vous lui dîtes : "Exprime-toi camarade", il pourra dire tout au plus qu'il ne veut pas être ligoté. Telle est sans doute la seule spontanéité du désir : ne pas vouloir être opprimé, exploité, asservi, assujetti. Mais on n'a jamais fait un désir avec des non-vouloirs.
Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, 1996



Central Park, New York - 1968

jeudi 19 mars 2015

Souffrir justement ?

 
Neil Carver -  Omni-Phantasmic (via)


- Mais quoi ? demandai-je, quand un homme croit avoir tort, dans la mesure où il est plus noble n'est-il pas moins capable de s'emporter, souffrant de la faim, du froid ou de toute autre incommodité semblable, contre celui qui, pense-t-il, le fait souffrir justement ? En d'autres termes, ne se refuse-t-il pas à éveiller sa colère contre celui qui le traite ainsi ?
- C'est la vérité, répondit-il.
- Par contre, s'il se croit victime d'une injustice, n'est-ce pas qu'alors il bouillonne, s'irrite, combat du côté qui lui paraît juste -même s'il y va de la faim, du froid, et de toutes les épreuves de ce genre- et, ferme dans ses positions, triomphe, sans se départir de ces sentiments généreux qu'il n'ait accompli son dessein, ou ne meure, ou, comme un chien par le berger, ne soit, par sa raison, rappelé à lui et calmé.
- Cette image est tout fait juste, observa-t-il ; aussi bien, dans notre cité, avons-nous établi que les auxiliaires seraient soumis aux chefs comme des chiens à leurs bergers.
- Tu comprends parfaitement ce que je veux dire; mais fais-tu en outre cette réflexion?
- Laquelle?
- Que c'est le contraire de ce que nous pensions tout à l'heure qui se révèle à nous au sujet de l'élément irascible. Tout à l'heure, en effet, nous pensions qu'il se rattachait à l'élément concupiscible, tandis que maintenant nous disons qu'il s'en faut de beaucoup et que, bien plutôt, quand une sédition s'élève dans l'âme, il prend les armes en faveur de la raison.
- Assurément.
- Est-il dont différent de la raison, ou l'une de ses formes, de sorte qu'il n'y aurait pas trois éléments dans l'âme, mais deux seulement, le rationnel et le concupiscible ? Ou bien, de même que trois classes composaient la cité -gens d'affaires, auxiliaires et classe délibérante- de même, dans l'âme, le principe irascible constitue-t-il un troisième élément, auxiliaire naturel de la raison quand une mauvaise éducation ne l'a point corrompu ?
- Il y a nécessité, répondit-il, qu'il constitue un troisième élément.
- Oui, dis-je, s'il apparaît différent de l'élément rationnel, comme il est apparu différent du concupiscible.
Platon, République



mercredi 18 mars 2015

Ailleurs que sur soi-même :


Auguste Herbin - Les toits de Paris sous la neige -1902



Le désir de l'avantage salarial s'environne de crainte lorsque l'obtention de cet avantage est conditionné par des stratégies de probabilité décroissante - comme atteindre tel objectif intermédiaire dont la portée semble de plus en plus lointaine. La combinaison de l'intensité maintenue du désir - pour le salarié l'accès à l'argent est toujours aussi impérieux et l'abandon n'est pas une option - et de la difficulté croissante de ses conditions de réalisation est génératrice d'une tension dont l'affect triste de crainte est le principe. Or, comme tous les affects tristes, celui-ci induit du conatus un surplus d'activité pour s'en défaire - "plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d'agir par laquelle l'homme s'efforce de lutter contre la tristesse". Cette situation passionnelle, déterminée par la structure générale du rapport d'enrôlement salarial et par les conditions ambiantes dans lesquelles ce rapport s'effectue, s'impose sans appel à l'agent et lui prescrit tous ses efforts - déployé avec une intensité proportionnelle à celle du désir directeur. Or l'intensification des mouvements de puissance conative,  dans un contexte général de domination et d'instrumentalisation a nécessairement pour corrélat un relèvement du niveau de violence exercé sur les autres - ceux que chacun à la possibilité de dominer-instrumenter - aussi bien d'ailleurs que sur soi-même.
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude - Marx et Spinoza - 2010



Johan Thorn Prikker - Madonna in the tulip field, infront of the cross - 1892


mardi 17 mars 2015

Personne ne possède de clé :


Herbert Matter - Mercedes nude in net - 1940


La came est une équation cellulaire qui enseigne à l’utilisateur des faits d’une valeur générale. J’ai énormément appris en utilisant la came : j’ai vu la vie mesurée dans des gouttes de solution de morphine. J’ai vécu la privation atroce du sevrage et le plaisir du soulagement lorsque les cellules assoiffées de came boivent à la seringue. Tout plaisir n’est peut-être que dans le soulagement. J’ai appris le stoïcisme cellulaire que la came enseigne à l’utilisateur. J’ai vu une cellule de prison pleine de camés malades, silencieux et immobiles dans leur misère individuelle. Ils savaient la vanité de se plaindre ou de bouger. Ils savaient que, fondamentalement, personne ne peut aider personne. Personne ne possède de clé, de secret qu’il pourrait vous révéler. J’ai appris l’équation de la came.




(...)
Laisser tomber la came, c’est changer totalement de mode de vie. J’ai vu des camés se désintoxiquer, se mettre à boire comme des trous, et finalement crever en peu d’années. Le suicide est également très fréquent chez les ex-camés. Pour quelle raison un camé s’arrête-t-il volontairement ? Personne ne connaît la réponse. Aucune analyse objective des horreurs et des désavantages de la came ne peut donner l’impulsion initiale pour s’arrêter. La décision d’arrêter la came est une décision cellulaire et quand on a résolu de s’arrêter, il est impossible de s’y remettre de façon permanente ensuite, de même qu’auparavant il était impossible de s’en passer. Comme pour celui qui est de retour d’un long voyage, tout paraît différent quand on revient de la came.

William Burroughs, Junky, 1953
pdf : + :



mardi 10 mars 2015

Simuler un intérêt :


Joan Miro - Portrait

Car, à a vérité, dit le Mathématicien, avec un sourire bienveillant qui entend établir sa totale indifférence à un quelconque jugement moral en cette affaire, c'est une erreur grossière de prétendre que Rita, quand elle est ivre, veut montrer ses seins à tout le monde, parce que, de toute façon, elle est toujours ivre et que la plupart du temps elle est habillée jusqu'au cou. Non, d'après le Mathématicien, si elle fait ça de temps en temps, ce n'est pas tant par alcoolisme ou exhibitionnisme que par timidité : que faire, de quoi parler, comment se comporter en société ? Simuler un intérêt pour des conversations stupides ou prendre des poses prétentieuses, essayer de réfuter des arguments inattaquables mais complètement faux, justifier pourquoi nous préférons la pâte de coings à celle de pommes ou Miro à Dali ? Ah non ! mieux vaut rester dans un coing à se taire, en buvant gin sur gin, en fumant du tabac noir, jusqu'à ce que à un moment donné de la nuit, de façon brusque et pour passer à l'action après un marasme insupportable, sans savoir quel comportement adopter ni quel mot vrai proférer, pour libérer l'angoisse, paf, les seins à l'air. Et ça bien sûr, sans aucune préméditation, de façon compulsive plutôt, au moment ou non seulement les autres mais elle même l'attendent le moins.
 Juan José Saer, Glose, 1988



Salvador Dali - Portrait
 

dimanche 8 février 2015

Passez-moi cette faiblesse :


Yup'Ik


PROSPERO
— Mon fils, vous avez l’air ému, comme si vous étiez alarmé… Rassurez-vous, seigneur. Nos divertissements sont finis. Nos acteurs, je vous en ai prévenu, étaient tous des esprits ; ils se sont fondus en air, en air subtil. Un jour, de même que l’édifice sans base de cette vision, les tours coiffées de nuées, les magnifiques palais, les temples solennels, ce globe immense lui-même, et tout ce qu’il contient, se dissoudront, sans laisser plus de vapeur à l’horizon que la fête immatérielle qui vient de s’évanouir ! Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est enveloppée dans un somme… Monsieur, je suis contrarié… Passez-moi cette faiblesse… Mon vieux cerveau est troublé… Ne soyez pas en peine de mon infirmité… Retirez-vous, s’il vous plaît, dans ma grotte, et reposez-vous là. Je vais faire un tour ou deux pour calmer mon âme agitée.

FERDINAND ET MIRANDA
—  Nous vous souhaitons le repos.
William Shakespeare, La Tempête, Traduction par François-Victor Hugo
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samedi 7 février 2015

Pour ainsi dire flottante :


Egon Schiele - Femme assise


Nous trouvons, en premier lieu, un état d’angoisse général, une angoisse pour ainsi dire flottante, prête à s’attacher au contenu de la première représentation susceptible de lui fournir un prétexte, influant sur les jugements, choisissant les attentes, épiant toutes les occasions pour se trouver une justification. Nous appelons cet état « angoisse d’attente » ou « attente anxieuse ». Les personnes tourmentées par cette angoisse prévoient toujours les plus terribles de toutes les éventualités, voient dans chaque événement accidentel le présage d’un malheur, penchent toujours pour le pire, lorsqu’il s’agit d’un fait ou événement incertain. La tendance à cette attente de malheur est un trait de caractère propre à beaucoup de personnes qui, à part cela, ne paraissent nullement malades on leur reproche leur humeur sombre, leur pessimisme mais l’angoisse d’attente existe régulièrement et à un degré bien prononcé dans une affection nerveuse à laquelle j’ai donné le nom de névrose d’angoisse et que je range parmi les névroses actuelles.
(...) 


Deux figures


Il n’est pas difficile d’établir que l’angoisse d’attente ou l’état d’angoisse général dépend dans une très grande mesure de certains processus de la vie sexuelle ou, plus exactement, de certaines applications de la libido. Le cas le plus simple et le plus instructif de ce genre nous est fourni par les personnes qui s’exposent à l’excitation dite fruste, c’est-à-dire chez lesquelles de violentes excitations sexuelles ne trouvent pas une dérivation suffisante, n’aboutissent pas à une fin satisfaisante. Tel est, par exemple, le cas des hommes pendant la durée des fiançailles, et des femmes dont les maris ne possèdent pas une puissance sexuelle normale ou abrègent ou font avorter par précaution l’acte sexuel. Dans ces circonstances, l’excitation libidineuse disparaît, pour céder la place à l’angoisse, sous la forme soit de l’angoisse d’attente, soit d’un accès ou d’un équivalent d’accès. L’interruption de l’acte sexuel par mesure de précaution, lorsqu’elle devient le régime sexuel normal, constitue chez les hommes, et surtout chez les femmes, une cause tellement fréquente de névrose d’angoisse que la pratique médicale nous ordonne, toutes les fois que nous nous trouvons en présence de cas de ce genre, de penser avant tout à cette étiologie. En procédant ainsi, on aura plus d’une fois l’occasion de constater que la névrose d’angoisse disparaît dès que le sujet renonce à la restriction sexuelle.

Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Traduction par Samuel Jankélévitch, 1923
 
 
 
 
 

vendredi 6 février 2015

Dans une tempête d’émotions :

 
Judson Huss - Transformation of St. George


Chaque personne a droit à son propre secret et à sa propre mort. Et comment puis-je vivre ou mourir si je ne rentre pas en possession de ce droit qui est le mien ? C’est pour cela que j’ai écrit, pour vous demander de me rendre ce droit… et quand, une fois fini ce travail de deuil et sous la charge de vêtements de robes de chaussures et de bas noirs, une chair fragile et forte, chaude et vulnérable au gel, qui assurément va repousser et réclamera, affamée, de l’air, de la lumière, des caresses, du pain… réclamera des chemins pour marcher… des voix à écouter… des visages à regarder, du vent de la pluie du soleil et de la fraîcheur – et si marchant dans le bois inconnu de la vie j’ai envie de courir et si je meurs épuisée par une course heureuse sous le soleil, contre le vent… si je meurs de la surprise de quelque nouveau visage-rencontre caché derrière un arbre en attente, si je meurs foudroyée par l’éclair de la joie, étouffée par une étreinte trop forte, noyée dans une tempête d’émotions entraînant vers une mer qui invisible attend derrière la nuit, si je meurs vidée de mon sang par les blessures ouvertes d’un amour perdu que rien n’aura pu refermer, si je meurs poignardée par la lame effilée d’un regard cruel, je vous demande seulement ceci : ne cherchez pas à vous expliquer ma mort, ne la disséquez pas, ne la cataloguez pas pour votre tranquillité, par peur de votre propre mort, mais tout au plus pensez – ne le dites pas fort, les mots trahissent – ne le dites pas fort, mais pensez en vous-mêmes : elle est morte parce qu’elle a vécu.

 Goliarda Sapienza, Le Fil de midi
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The Reconcilliation

jeudi 29 janvier 2015

On devient distrait :




Tout est connecté. Tu sais, c'est à toi de jouer. C'est là que tout commence.Tu t'approches de la table, tu évalues ton coup, tu regardes la disposition des billes, et là, déjà tu le sens, la façon dont les billes sont connectées entre elles, immobiles sur la table, dont toi tu es connecté à elles, la façon dont la queue devient le prolongement de ton bras, et tu mets du bleu, et la encore tu sens la connexion, et ça devient bon, vieux, parce que t'accumules toute cette énergie positive, tu sais que tu peux jouer n'importe quel coup et que tu réussiras - c'est pas un truc palpable, mais c'est là - et ça fait du bien, comme un poivrot qui entre dans un bar et qu'est complètement bourré au moment où il se pointe, mais il voit tout cet enquillement de bouteille, les sent comme elles sentent sa présence et s'installe au bar, connecté au monde entier, et il commande à boire, et il s'envoie son shot dans le gosier et tout lui remonte au cerveau. Y se passe la même chose pour moi à la table de billard. Je sens le truc. C'est là. Bref, je prépare le coup dans ma tête, je me penche, et un truc se passe entre la blanche, la bille visée, la poche et moi, et je sens que ça monte, je joue, et ça marche. T'as attendu ce moment toute ta vie. Ta connexion s'est faite. La boucle est bouclée. Tu l'as en toi maintenant.
Si tu manques le coup, que la bille ne tombe pas dans la poche, que tu fais une fausse queue ou je sais pas quoi, la connexion est rompue et une part de toi meure avec. Ça aussi, je l'ai senti. Je sais que c'est la vérité. Fini, foutu, et c'est pas avec un coup à cent dollars non plus que tu vas le récupérer. Quand tu perds, c'est pour toujours, et quand tu gagnes ce n'est que pour une ou deux secondes. C'est la vie. Je te baratine pas. J'ai aucune raison de le faire.
Y a pas deux trucs de ce putain de monde qui soient pas connectés, voilà ce que je pense ; la connexion te fait avancer, et les connexions ratées te foutent en l'air. Imagine que tu vois cette femme, par exemple ? Tu envoies un tas de bonnes ondes pour savoir si ça accroche avec elle, et si elle réagit pareil, bam, vous êtes connectés ; pas besoin de prononcer un mot, c'est là et vous le savez tout les deux. Mais tu sais ce qu'on fait vraiment ; on devient distrait, on déconne, on fait le malin, on s'intéresse qu'à sa pomme et on bousille la connexion. Est-ce qu'on s'en rend compte ? Même pas, mec, on continue d'essayer et ça fait qu'empirer. C'est comme si tu crevais d'envie de casser une vitre avec ton poing, tu vois, et si tu cédais à ce désir sans réfléchir, alors bam, pendant une demi-seconde, t'aurais l'impression d'être le roi du monde ; mais au lieu de ça, tu commences à avoir la trouille de te couper, toutes ces conneries, et t'hésites, alors tu t'en veux à mort et tu finis par exploser la vitre, sauf que tu le fais en toute conscience, et du coup t'en retire aucun plaisir.
Don Carpenter,  Sale temps pour les braves, 1964


Sculpture vaudou Fon - Bénin                                                                                                                           : + :

vendredi 23 janvier 2015

En nous aidant de toutes sortes de trucs :

 
Guang Lu



Nous n'avons pas de quoi payer, répondit le granger, et tout ce que nous possédons, c'est ce que nous avons réussi à voler. Et notre vie, qui est constamment suspendue à un fil d'araignée. La forêt est pleine de démons et de loups. Des maladies nous guettent dans les buissons. La peste peut à tout instant frapper à notre porte, le manoir ne cesse de nous donner des ordres. Notre vie aussi est volée, et nous devons chaque jour la voler à nouveau en nous aidant de toutes sortes de trucs et d'astuces, afin de rester vivant jusqu'au lendemain. Si nous commencions à payer honnêtement pour tout, que deviendrions-nous ? Nous n'existerions plus. Et toi non plus, Joosep, tu n'existerait pas, car personne d'autre ne se fatiguerait à négocier avec le Vieux-Paîen pour qu'il donne une âme à de vieux balais ou à des bouquets de branches. Au lieu de cela, les gens se promèneraient en barque sur des rivières illuminées par des flambeaux, joueraient de la musique et chanteraient pour leur dulcinées, livreraient de temps en temps des batailles, chevaucheraient de fringants destriers et périraient en héros. On chanterait leurs exploits et on graverait leur visage dans la pierre.
Andrus Kivirähk, Les groseilles de novembre (Chronique de quelques détraquement dans la contrée des kratts)




jeudi 22 janvier 2015

La raison victorieuse de la folie :


Antoine d'Agata - Vilnius - Lituanie - 2004                                                                                                    : + : : + :


Que ces notes servent à je ne sais qui, pour ne plus confondre Armand et Bruno, deux sortes d'amour séparées par le trait irrévocable du fini et de l'infini. L'amour, le vrai, échappe aux géométries dont on dit qu'elle délivrent du sens. pas de jardin sans allées bien tracées, pas de vie d'homme sans ôter les herbes sauvages, ces pousses dont on refuse les traits indistincts.
Le bon sens unit nos actes à la mesure de leur caractère solidaire, grégaire, une homogénéité à laquelle, suppose-t-on, nous devons la survie des sociétés et la raison victorieuse de la folie. Ne parle-t-on pas des herbes sauvages comme des "herbes folles" ? Ainsi de chacune de nos vies où l'on sarcle, après qu'on nous l'a appris, les herbes folles du sentiment, l'ubac de l'être, ce versant où l'ombre domine malgré tous nos efforts à identifier, à éliminer ce qui présente un danger.
Il était normal que j'aimasse Armand. Rien en lui n'échappait à la lumière du couple que nous pouvions former. je l'ai aimé tel qu'il était, et il était si aimable ! Mais je l'ai aimé avec cette retenue qu'on a pour les sites trop visités. Tout se donne au regard et le regard cherche, dans le clair désespoir du bonheur, ce que l'âme réclame au-delà des bonnes raisons de vivre et d'espérer.
Je ne faisais qu'aimer Armand. J'aimais Bruno à la folie.

*


Bangkok - 2008



"Sil vous plaît" ...
Oui, il me plaît mon amour, il me plaît de t'aimer pour l'éternité.
Mais j'entends mes petits-enfants qui m'appellent. je dois finir ce cahier sans faire de conclusion. que mon Armand n'en soit pas meurtri surtout ! Il fut si bon, il fut ce que je pouvais souhaiter de mieux.
Que sa mémoire n'en souffre pas, lui et moi ne pouvions rien contre ce qui n'a pas de nom.
Robert Alexis, L'homme qui s'aime, 2014



Real de Catorce - Mexique - 1993

mercredi 7 janvier 2015

Séparer les choses :


Willy Pogany - The song of Bilitis -  Waiting, Solitude - 1926 : + :



Le fait que je t’aime et que je veuille coucher avec toi est lié à ma passion pour ton travail. Il est vraiment difficile de faire la part entre l’excitation due à ton corps que je connais si intimement, et celle qui vient de n’importe laquelle de nos discussions. C’est vraiment difficile : quand je suis au lit avec toi, je peux parler philosophie, et quand on en parle à table, ma chatte peut se tenir au garde-à-vous, car on ne ne peut pas séparer les choses et les abstraire l’une de l’autre.
Lettre de Jana Černá à Egon Bondy, Pas dans le cul aujourd'hui, 1948