World War I in Color, by Kenneth Branagh
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Le peuple ne croit plus à l’origine sainte de la propriété privée,
produite, nous disaient les économistes, - on n’ose plus le répéter
maintenant - par le travail personnel des propriétaires ; il n’ignore
point que le labeur individuel ne crée jamais des millions ajoutés à des
millions, et que cet enrichissement monstrueux est toujours la
conséquence d’un faux état social, attribuant à l’un le produit du
travail de milliers d’autres ; il respectera toujours le pain que le
travailleur a durement gagné, la cabane qu’il a bâtie de ses mains, le
jardin qu’il a planté, mais il perdra certainement le respect des mille
propriétés fictives que représentent les papiers de toutes espèces
contenus dans les banques. Le jour viendra, je n’en doute point, où il
reprendra tranquillement possession de tous les produits du labeur
commun, mines et domaines, usines et châteaux, chemins de fer, navires
et cargaisons. Quand la multitude, cette multitude "vile" par son
ignorance et la lâcheté qui en est la conséquence fatale, aura cessé de
mériter le qualificatif dont on l’insulta, quand elle saura, en toute
certitude que l’accaparement de cet immense avoir repose uniquement sur
une fiction chirographique, sur la foi en des paperasses bleues, l’état
social actuel sera bien menacé !
(...)
Or n’est-ce pas une risée que de voir une société ordonnée dans ce monde
de la civilisation européenne, avec la suite continue de ses drames
intestins, meurtres et suicides, violences et fusillades, dépérissements
et famines, vols, dols et tromperies de toute espèce, faillites,
effondrements et ruines. Qui de nous, en sortant d’ici, ne verra se
dresser à côté de lui les spectres du vice et de la faim ? Dans notre
Europe, il y a cinq millions d’hommes n’attendant qu’un signe pour tuer
d’autres hommes, pour brûler les maisons et les récoltes ; dix autres
millions d’hommes en réserve hors des casernes sont tenus dans la pensée
d’avoir à accomplir la même œuvre de destruction ; cinq millions de
malheureux vivent ou, du moins, végètent dans les prisons, condamnés à
des peines diverses, dix millions meurent par an de morts anticipées, et
sur 370 millions d’hommes, 350, pour ne pas dire tous, frémissent dans
l’inquiétude justifiée du lendemain : malgré l’immensité des richesses
sociales, qui de nous peut affirmer qu’un revirement brusque du sort ne
lui enlèvera pas son avoir ? Ce sont là des faits que nul ne peut
contester, et qui devraient, ce me semble, nous inspirer à tous la ferme
résolution de changer cet état de choses, gros de révolutions
incessantes.
Élisée Reclus, L’Anarchie, 1894,
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