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La parole n'est pas le « signe» de la pensée, si l'on entend par là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n'admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l'une et l'autre thématiquement données ; en réalité elles sont enveloppées l'une dans l'autre, le sens est pris dans la parole et la parole dans l'existence extérieure du sens.
Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d'ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l'enveloppe et le vêtement de la pensée. Pourquoi serait-il plus aisé de se rappeler des mots ou des phrases que de se rappeler des pensées, si les prétendues images verbales ont besoin d'être reconstruites à chaque fois ? Et pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d'une suite de vociférations, si elles ne portaient et ne contenaient en elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les "forteresses de la pensée" et la pensée ne peut chercher l'expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre. Il faut que, d'une manière ou de l'autre, le mot et la parole cessent d'être une manière de désigner l'objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps. (…) Des malades peuvent lire un texte en « mettant le ton» sans cependant le comprendre. C'est donc que la parole ou les mots portent une première couche de signification qui leur est adhérente et qui donne la pensée comme style, comme valeur affective, comme mimique existentielle, plutôt que comme énoncé conceptuel. Nous découvrons ici sous la signification conceptuelle des paroles une signification existentielle, qui n'est pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est inséparable. Le plus grand bénéfice de l'expression n'est pas de consigner dans un écrit des pensées qui pourraient se perdre, un écrivain ne relit guère ses propres ouvrages, et les grandes œuvres déposent en nous à la première lecture tout ce que nous en tirerons ensuite. L'opération d'expression, quand elle est réussie, ne laisse pas seulement au lecteur et à l'écrivain lui-même un aide-mémoire, elle fait exister la signification comme une chose au cœur même du texte, elle la fait vivre dans un organisme de mots, elle l'installe dans l'écrivain ou dans le lecteur comme un nouvel organe des sens, elle ouvre un nouveau champ ou une nouvelle dimension à notre expérience.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.211-212, 1945.