Ils se regardèrent, ce fut tout, se regarder était leur maison à eux.
[...] il n'y a guère de différence entre une centaine d'hommes et une centaine de fourmis, l'on transporte une charge d'ici à là parce que les forces manquent pour aller plus loin, arrive un autre homme qui transporte la charge jusqu'à la prochaine fourmi, jusqu'à ce que, comme toujours, tout finisse dans un trou, pour les fourmis lieu de vie, pour les humains lieu de mort, comme on le voit, il n'y a aucune différence.
Écoute-moi bien, ma fille, les hommes sont toujours des brutes la première nuit, les autres nuits aussi d'ailleurs, mais celle-là est la pire, ils jurent leurs grands dieux qu'ils seront pleins de ménagements, que cela ne fera pas le moindre mal, mais ensuite, Dieu du ciel, je ne sais ce qui leur passe par la tête, ils se mettent à grogner comme des dogues, le Seigneur prenne pitié de nous, pauvres de nous qui n'avons d'autre remède que de supporter leurs assauts jusqu'à ce qu'ils parviennent à leurs fins, mais nous ne devons pas nous moquer d'eux, il n'y a rien qui les offense davantage, le mieux est de feindre que nous ne nous apercevons de rien, car si cela ne se produit pas la première nuit, cela se produira la deuxième, ou la troisième, personne n'échappe à la souffrance [...]
plus longtemps tu vivras mieux tu verras que le monde est comme une grande ombre qui se glisse dans notre cœur, ce qui explique que le monde devienne vide et que le cœur ne résiste pas.
José Saramago, Le Dieu manchot, trad. Geneviève Leibrich