jeudi 14 juin 2012

La tentation de se relâcher :


  » Comme je l’ai dit, il faisait d’abord tout à fait noir. La demoiselle me prit par la main et me dit d’une voix affable:
–  » Vois, Jacob, c’est ainsi que tout sera noir autour de toi, alors quelqu’un te prendra la main pour te guider, et tu t’en réjouiras, et pour la première fois tu ressentiras une profonde gratitude, ne sois pas maussade, il y aura aussi des moments de clarté  »
Comme elle disait ces mots, une lumière blanche, aveuglante, vint brûler sur notre chemin.
Une porte apparut et nous pénétrâmes, elle marchant devant, moi sur ses talons, dans le merveilleux feu de lumière.
Jamais encore je n’avais vu quelque chose d’aussi brillant et d’aussi expressif, c’est pourquoi j’étais étourdi.
La demoiselle me dit en souriant, d’un ton encore plus aimable:
–  » La lumière t’aveugle-t-elle ?
Efforce-toi de la supporter, elle signifie la joie, et il faut apprendre à la ressentir et à la supporter »
Robert Walser, L’institut Benjamenta



Robert Walser écrivait tout petit et bien serré.
 


Il y a là, susceptible tout à coup de s'emparer d'un être civilisé, la tentation de se relâcher, et j'aimerais avoir établi que cette petite rédaction, brève et mince il est vrai, mais qui vagabondera peut-être jusque dans les régions du savoir, je l'écris en costume du dimanche, s'il n'est pas plus conforme à la vérité de dire : sur mon trente et un.






Il semble, dans un accès de mauvaise humeur, être allé jusqu'à désirer le fouet, pour lequel il était beaucoup trop cultivé. Jamais, jamais il n'aurait pu passer à l'acte, pas plus que cette femme n'en est capable, étant d'une disposition beaucoup trop délicate pour le fouet qu'elle possède et qu'elle m'a montré récemment. La douceur avec tout ce qui lui est associé, l'indécision, la versatilité, la spiritualité, la subtilité, la répugnance à s'emparer de quelque chose, tout cela constitue le meilleur des fouets. J'attire par là l'attention sur le pouvoir de la féminité.





Je me rappelle, et je suis parfaitement sincère quand je crois qu´ils ne seront que très, très peu nombreux à comprendre ce que je vais dire maintenant, je me rappelle, dis-je avec une modeste témérité, que chaque fois que je passais un vieux pont de bois, que je me trouvais devant un portail de parc, que mes yeux plongeaient sur quelque plaine, que je contemplais quelque panorama, ou que je tâchais d´évaluer, d´apprécier une ambiance matinale ou vespérale, il ne me venait que des réflexions sérieuses, sur moi et sur l´humanité, sur l´Être et le firmament, mais chose étrange, dès que je me décidais à écrire, des fôlatries se mettaient à voleter tout autour de moi, on eût dit que l´écriture me paraissait comique, en sorte que j´ai peut-être gardé beaucoup de choses par-devers moi. Je confesse d´ailleurs bien volontiers ce détail qui me caractérise, à savoir qu´en écrivant, j´ai tu, pour ainsi dire, pas mal de choses, et cela, sans la moindre préméditation, car comme écrivain, je formulais de préférence ce qui pouvait n´être pas trop ardu, pas trop délicat à dire, le plus facile, tandis que tout ce qui était difficile je le gardais en moi quand je sortais vaquer à ce qui m´a occupé ici, certes fugitivement seulement, selon ce qui semble être mon habitude.

Robert Walser, traduit de l´allemand par Marion Graf. Choix de textes et postface de Peter Utz. Editions Zoé, 2003.