"Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes
d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers
instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement
nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant
précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de
l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se
dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles
qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté
nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde
des Esprits s’ouvre pour nous.
Swedenberg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil ; l’Âne d’or d’Apulée, la Divine Comédie
du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine. Je
vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d’une
longue maladie qui s’est passée tout entière dans mon esprit ; —
et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais,
quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant.
Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait
tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices
infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison,
faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?…
(...)
Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans
la vie réelle. À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect
double, — et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique,
sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait.
Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce
que l’on appelle illusion, selon la raison humaine…
(...)
D’immenses cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes que
forme l’eau troublée par la chute d’un corps ; chaque région, peuplée de
figures radieuses, se colorait, se mouvait et se fondait tour à tour,
et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques
furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin
insaisissable dans les mystiques splendeurs du ciel d’Asie.
(...)
... chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels
avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la
lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à
m’entretenir dans une série constante d’impressions qui se liaient entre
elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait
la probabilité.
(...)
Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et
mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences
chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les
veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient,
circulaient et vibraient ainsi, et j’eus le sentiment que ces courants
étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire, que la rapidité
de ce voyage m’empêchait seule de distinguer. Une clarté blanchâtre
s’infiltrait peu à peu dans ces conduits et je vis enfin s’élargir,
ainsi qu’une vaste coupole, un horizon nouveau où se traçaient des îles
entourées de flots lumineux. Je me trouvai sur une côte éclairée de ce jour sans soleil, et je vis un vieillard qui cultivait la terre.
(...)
Tout à coup une singulière harmonie résonna dans nos solitudes, et il
semblait que les cris, les rugissements et les sifflements confus des
êtres primitifs se modulassent désormais sur cet air divin. Les
variations se succédaient à l’infini, la planète s’éclairait peu à peu,
des formes divines se dessinaient sur la verdure et sur les profondeurs
des bocages, et, désormais domptés, tous les monstres que j’avais vus
dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes ;
d’autres revêtaient, dans leurs transformations, la figure des bêtes
sauvages, des poissons et des oiseaux.
(...)
Je m’étonnais de temps en temps de rencontrer de vastes flaques d’eau, suspendues
comme le sont les nuages dans l’air, et toutefois offrant une telle
densité, qu’on pouvait en détacher des flocons ; mais il est clair qu’il
s’agissait là d’un liquide différent de l’eau terrestre, et qui était
sans doute l’évaporation de celui qui figurait la mer et les fleuves
pour le monde des esprits.
(...)
Mais, selon ma pensée, les événements terrestres étaient liés à ceux
du monde invisible. C’est un de ces rapports étranges dont je ne me
rends pas compte moi-même et qu’il est plus aisé d’indiquer que de
définir…
Qu’avais-je fait ? J’avais troublé l’harmonie de l’univers magique où
mon âme puisait la certitude d’une existence immortelle. J’étais maudit
peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la
loi divine ; je ne devais plus attendre que la colère et le mépris !
Les ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l’air
des cercles fatals, comme les oiseaux à l’approche d’un orage."