« Au reste, je ne suis point originaire de votre terre ni de celle-ci, je suis né dans le soleil. Mais parce que quelquefois notre monde se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitants, et qu’il est presque exempt de guerres et de maladies, de temps en temps nos magistrats envoient des colonies dans les mondes d’autour. Quant à moi, je fus commandé pour aller en celui de la Terre et déclaré chef de la peuplade qu’on y envoyait avec moi. J’ai passé depuis en celui-ci, pour les raisons que je vous ai dites ; et ce qui fait que j’y demeure actuellement sans bouger, c’est que les hommes y sont amateurs de la vérité, qu’on n’y voit point de pédants que les philosophes ne se laissent persuader qu’à la raison, et que l’autorité d’un savant, ni le plus grand nombre, ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange, si le batteur en grange raisonne aussi fortement. Bref, en ce pays, on ne compte pour insensés que les sophistes et les orateurs. » Je lui demandai combien de temps ils vivaient, il me répondit : — Trois ou quatre mille ans. Et continua de cette sorte : « Pour me rendre visible comme je suis à présent, quand je sens le cadavre que j’informe presque usé ou que les organes n’exercent plus leurs fonctions assez parfaitement, je me souffle dans un jeune corps nouvellement mort. « Encore que les habitants du soleil ne soient pas en aussi grand nombre que ceux de ce monde, le soleil toutefois en regorge bien souvent, à cause que le peuple pour être d’un tempérament fort chaud, est remuant, ambitieux, et digère beaucoup. « Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car, quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous ne mourions qu’après quatre mille ans, et vous après un demi-siècle, apprenez que tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de terre, ni tant d’insectes que de plantes, ni tant d’animaux que d’insectes, ni tant d’hommes que d’animaux ; qu’ainsi il n’y doit pas avoir tant de démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent à la génération d’un composé si parfait. »
Hercule Savinien Cyrano de Bergerac L’Autre monde ou les états et empires de la Lune 1657
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