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František
Kupka (1871-1957) - Autoportrait vers 1905 |
Et même si ce qui était parfaitement invraisemblable avait soudain pris forme, est-ce que du coup tout est perdu ? Au contraire. Ce qu’il y a d’encore plus invraisemblable que la chose la plus invraisemblable, c’est que tout soit perdu. Certes, lorsque l’administré est dans la chambre, la situation est très grave. L’angoisse vous étreint le cœur. On se demande : « Combien de temps pourras-tu résister ? » Mais il n’y aura pas de résistance, on le sait. Vous n’avez qu’à bien vous représenter la situation. L’administré qu’on n’a jamais vu et toujours attendu, attendu avec une véritable soif, et qu’on a toujours eu la sagesse de considérer inaccessible, cet administré se trouve assis là. Par sa seule présence muette, il vous invite à pénétrer dans sa pauvre vie, à en faire le tour du propriétaire et à y souffrir avec lui de la vanité de ses requêtes. Cette invitation dans le silence de la nuit est envoûtante. On y répond, et alors on a en réalité cessé d’être fonctionnaire. C’est une situation dans laquelle il devient vite impossible de rejeter une demande. Pour être exact, on est désespéré, pour être encore plus exact, on est très heureux. On est désespéré, car être assis là sans défense à attendre la demande de l’administré, en sachant que sitôt formulée, on devra la satisfaire, même si, pour autant qu’on puisse soi-même en juger, elle risque littéralement de démanteler l’organisation administrative – c’est sans doute la pire chose que l’on puisse rencontrer dans l’exercice de ses fonctions. Surtout – indépendamment du reste –, parce que c’est aussi une montée en grade tout à fait inconcevable que l’on revendique par la force. En effet, notre position ne nous autorise pas à exaucer des demandes comme celles dont il est question, mais en présence de cet administré nocturne, notre pouvoir de fonctionnaires lui aussi grandit pour ainsi dire, nous prenons des engagements qui ne sont pas de notre domaine, et nous irons même jusqu’à les honorer ; comme un voleur dans la forêt, l’administré nous arrache en pleine nuit des sacrifices dont nous serions incapables autrement –, bref, voilà où nous en sommes tant que l’administré est encore là, qu’il nous donne des forces, nous contraint, nous aiguillonne, et que tout se passe quasi inconsciemment, mais qu’arrivera-t-il ensuite, lorsque tout sera fini, et que l’administré nous quittera rassasié, indifférent, et que nous nous retrouverons seuls, sans défense, face à notre abus de pouvoir – c’est impossible à imaginer. Et pourtant nous sommes heureux. Comme le bonheur peut être suicidaire ! Nous pourrions nous efforcer de cacher la vraie situation à l’administré. De lui-même, il ne se rend compte de rien. Épuisé, déçu, sans scrupule, insensible à force d’être épuisé et déçu, il croit sans doute être entré par un hasard quelconque dans la mauvaise chambre ; il est assis là, ignorant tout et pour s’occuper, si tant est qu’il s’occupe, il songe à son erreur ou à sa fatigue. Ne pourrait-on le laisser tranquille ? On ne peut pas. Le bonheur rend bavard, et l’on se sent obligé de tout lui expliquer. Sans pouvoir se ménager le moins du monde, on est obligé de lui exposer en détail ce qui est arrivé et pourquoi c’est arrivé, l’extraordinaire rareté et l’importance unique de cette occasion, on est obligé d’exposer à l’administré qu’il est tombé sur cette occasion dans un total désarroi, comme seul un administré en est capable, mais qu’à présent s’il le souhaite, monsieur l’Arpenteur, il peut tout dominer, et pour cela il n’a qu’à présenter sa demande, dont la satisfaction est déjà prête et vient même à sa rencontre – il faut lui exposer tout cela, c’est une heure difficile pour le fonctionnaire. Mais une fois qu’on a fait cela aussi, monsieur l’Arpenteur, l’essentiel est accompli, il faut se résigner et attendre.
Franz Kafka (1883 -1924), Le château (publié en 1926), traduit de l’allemand par Axel Nesme
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František
Kupka (1871-1957) - Spectre jaune - 1907 |