|
Pas un bruit - Julien Belon - 2012 |
Une fois au début de leur amitié, Ann Austen avait été avertie.
Enthousiaste comme elle l’était, elle adorait ses amis et elle exprima
trop ouvertement son adoration. Immédiatement Cowper lui écrivit, la
blâmant avec bonté, mais fermeté, de sa conduite inconsidérée. « Quand
nous embellissons un être avec des couleurs empruntées à notre
imagination, écrivait-il, nous en faisons une idole… et nous n’en
tirerons que la pénible conviction de notre erreur. » Ann lut la lettre,
s’emporta et quitta le pays dans un accès de colère. Mais cette
querelle fut bientôt apaisée ; elle lui fit des manchettes ; il répondit
et lui offrit son livre. Bientôt elle avait embrassé Mary Unwun,
revenait et leur intimité se resserrait encore. Au bout d’un mois en
effet, tant elle exécutait ses plans avec rapidité, elle avait vendu le
bail de sa maison de Londres, pris une partie du presbytère qui touchait
la maison de Cowper et elle déclara qu’elle n’aurait maintenant d’autre
demeure qu’Olney et d’autres amis que Cowper et Mary Unwun. La porte
entre les deux jardins était ouverte ; les deux familles dînaient
ensemble, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre ; William appelait Ann
sœur et Ann appelait William frère. Quelle vie aurait pu être plus
idyllique ? « Lady Austen et nous, nous passons nos journées ensemble,
tantôt dans notre château, tantôt dans le sien. La matin, je me promène
avec l’une de ces dames et, l’après-midi, je dévide des écheveaux »,
écrivait Cowper, se comparant en badinant à Hercule et à Samson. Et puis
venaient les soirées, les soirées d’hiver qu’il aimait le mieux, et il
rêvait à la clarté du feu, contemplant la danse bizarre des ombres et
les nuages de fumée jouant sur les barreaux de la cheminée jusqu’à ce
qu’on apportât la lampe et, à cette lumière égale, il prenait ses filets
ou dévidait de la soie, et peut-être Ann chantait en s’accompagnant du
clavecin, et Mary et William jouaient au volant, confiants, innocents,
paisibles ; où était donc ce « chagrin épineux » qui croît
inévitablement, disait Cowper, auprès du bonheur humain ? D’où viendrait
la discorde, si elle devait venir ? Le danger dépendait peut-être des
deux femmes. Peut-être, un soir, Mary remarquerait-elle qu’Ann portait
une boucle des cheveux de William enrichie de diamants. Elle pourrait
trouver un poème dédié à Ann et où Cowper exprimait un sentiment plus
fort qu’une affection fraternelle. Elle deviendrait jalouse. Car ce
n’était pas une campagnarde niaise, c’était une femme cultivée, qui
avait les manières d’une duchesse ; elle soignait et consolait Cowper
depuis des années, lorsque Ann vient troubler la vie tranquille que tous
deux préféraient à tout. Ainsi les deux femmes seraient rivales ; la
discorde naîtrait à ce moment. Cowper serait forcé de choisir entre
elles.
Mais nous oublions une autre présence dans les divertissements
innocents de ces soirées. Ann pouvait chanter ; Mary pouvait jouer ; le
feu brillant pouvait brûler et au dehors le gel et le vent faire
paraître d’autant plus doux le calme foyer. Mais il y avait une ombre
parmi eux. Dans cette pièce tranquille, un gouffre s’ouvrait. Cowper
marchait sur le bord d’un abîme. Une voix terrible l’entraînait à la
perdition. Des chuchotements se mêlaient aux chants ; des voix
l’avertissaient qu’il était damné. Et puis Ann Austen attendait de lui
des déclarations d’amour ! Cette pensée était odieuse ; elle était
indécente ; elle était intolérable. Il lui écrivit une autre lettre, une
lettre à laquelle on ne pouvait répondre. Dans son amertume, Ann la
brûla. Elle quitta Olney et ils n’échangèrent plus jamais un mot. Leur
amitié était finie.
Cowper et lady Austen, Virginia Woolf, ici.
|
Virginia Woolf © Library of Congress |