4. Marjane contre la sorcière
Lorsque les enfants cassent du sucre sur le dos des adultes, ils en
viennent immanquablement au pire défaut de ceux qui osent, trop souvent,
les regarder de haut : « Croyez le ou non, disent les plus petits. Il
arrive aux grands de s’ennuyer – pour rien. Non, sans rire ! » Selon les
vieilles âmes de moins de douze ans, c’est une engeance que cet ennui
en blanc, trop souvent à l’échelle de celui qui soupire : c’est-à-dire
de taille extra-pire. À preuve…
Lorsque sévit l’ennui, les adultes se jettent sur le premier
changement qui passe. Se lassent-ils du bon roi Canola ?
Sésame-change-m’en-un-sur-le-champ, et voilà les grands qui élisent une
sorcière à la tête du gouvernement.
La sorcière en question se nommait Ysé. Elle avait des yeux
haillonneux, un rire très peu contagieux et un cœur de sans-cœur. Par
elle, un vent de changement allait déraciner cheveu à cheveu toutes les
têtes brûlées du Royaume d’Urbi et Orbi.
Ainsi, pendant neuf ans, à tous les jours, la sorcière jeta le même sort aux habitants du Royaume :
Par la puissante magie des filles de Lilith,
Que l’illusion qui fait prendre pour de l’or la pyrite
Effarouche leur cœur et égare leurs esprits,
Afin que sous mon empire,
Leur courage n’en finisse plus de rétrécir.
Le sort était à ce point maléfique que, dès la première année, les
habitants d’Urbi et Orbi furent si inquiets et si abattus qu’ils
n’osèrent plus lever le petit doigt pour se donner des coups de main et
s’unir, par crainte que tout se mette, comme par magie, à dégénérer
s’ils essayaient, à nouveau, de changer les choses. Le changement pour
le changement, ils en soupaient désormais. Ils se disaient guéris de
l’ennui pour une bonne décennie.
L’inaction permit à la sorcière de satisfaire – en paix – l’appétit
vorace de sa brigade d’amis. Car cette sorcière-là avait bien quelques
relations. Oh que oui ! Des complices appartenant à l’espèce dite
sonnante et trébuchante. Ce groupe d’affreux était composé de
rapaces-au-bras-long : des pygargues à tête blanche, les loups du Grand
Nord et autres boas faux-corail et requins marteau. Sur un plateau
d’argent, Ysé leur servit tous les diamants d’Urbi et Orbi, plus des
routes, les hôpitaux, une quasi-montagne et même, le plus froid des
quatre points cardinaux.
Jusqu’au jour où la sorcière voulut aussi leur donner les écoles et
fit passer un décret sur l’éducation, qui se lisait comme suit :
À compter de ce jour, toutes les petites filles paieront très cher le
droit d’apprendre à lire et à compter. Pour aller à l’école,
celles-qui-s’appellent-princesses-entre-elles devront donner à la Grande
Sorcière Ysé ce qu’elles possèdent de plus précieux : la prunelle de
leurs yeux.
« La QUOI ?! Torticolibri !», jura la princesse Marjane en
s’étouffant avec un croissant de lune. Dans le journal qu’elle
feuilletait, comme d’habitude, en plein cœur de la nuit, Marjane relut
l’entrefilet. Non. Pas d’erreur possible. Malgré l’heure tardive, il
régnait, dans l’esprit de la princesse allumée, une terrible clarté. La
cruauté d’Ysé avait encore frappé ; et encore, elle frappait les plus
fragiles, les plus petites, ses sœurs sans arme.
Indignée, voyant rouge, la princesse sentit son cœur migrer vers son poing.
- Par Penthésilée, ça ne se passera pas comme ça !
Dès le petit matin, Marjane remonta ses manches bouffantes, attacha
sa couronne avec de la broche et sauta à pieds joints dans l’arène de la
rue. Avec les dernières nouvelles, elle fit d’abord le tour de son
réseau de petites filles extraordinairement branchées.
Elle réclame la prunelle des yeux, tu en es certaine ? demanda la
douce Esmérine. D’abord la prunelle, puis bientôt la voix et les jambes,
prophétisa la princesse-sirène Alma, dégoûtée. Donnez-moi un ballon,
quelqu’un, que je lui réponde par la bouche de mes boulets de canon,
s’emporta un peu Soledad. Mes amies, l’heure est grave : il faut
protéger le Royaume, clama la princesse Hanna-Nah.
Marjane, qui partageait le sentiment d’Hannah-Nah, n’eut donc aucune
peine à convaincre les petites princesses de se joindre à elle pour une
Manifestation Monstre contre l’injustice. À Ysé, elles voulaient
flanquer une frousse digne de celle qu’on ressent à croiser un escadron
de lionnes dans la brousse. C’est ainsi qu’un soir, les petites
princesses déposèrent leur diadème et délacèrent leurs espadrilles de
verre afin d’enfiler, par-dessus leur pantalon de princesse, un costume
poilu, cornu et griffu avec un masque au dentier tout en crocs
archi-pointus.
La nuit qui suivit, le bunker de la sorcière fut pris d’assaut par
des créatures à mi-chemin entre le dragon et le griffon, des monstres si
difformes qu’on ne pouvait dire s’ils étaient sans ou à deux têtes. Les
terribles bêtes hurlaient, d’une même voix, chaude comme leurs pelages
et abominablement synchro: « Du balai, la sorcière ! On ne veut pas de
ton ministère !»
Rapidement, les monstrueuses petites filles furent rejointes par une
marée monstrueusement humaine de visages amicaux. S’approchèrent d’abord
les professeurs, puis les parents et les amis des petites princesses
ordinaires. Tous scandaient : « Nos prunelles, c’est pas touche, si tu
ne veux pas tâter d’la louche ! »
À la fenêtre de son bunker, la sorcière broyait du noir aussi noir que les noires incantations qu’elle récitait :
Par le sixième sens de mon troisième œil,
Que la vague de leurs voix se brise sur l’écueil!
Dans la bouche de la redoutable sorcière, des brisants, une tempête,
le naufrage remplaçaient déjà les mots du sort. Néanmoins, rien ne
semblait pouvoir bâillonner la foule rugissant de ses mille voix tissées
serrées et plus légères que tapis volants. Postées contre le vent, les
princesses campaient sur leurs prunelles. Non seulement, maintenant,
leur lutte avait-elle des dents, mais aussi des ailes.
Au bout de trois heures, n’y tenant plus, Ysé réveilla la cavalerie –
les loups, les requins, les boas et les pygargues – en espérant diriger
cette horde contre les monstrueuses petites filles. Quelle violence,
mes amis, n’est-ce pas, murmura la sorcière de sa voix doucereuse. Nous
n’allons tout de même pas laisser ces princesses nous intimider ainsi ?
Au grand damne d’Ysé, les affreux, moins intimidés qu’embêtés, et
voyant que la situation s’envenimait, renoncèrent au combat, calculant
qu’il était plus facile d’emballer diamants, Nord et quasi-montagne,
puis de déménager leur avidité dans le Royaume voisin. Là-bas, l’ennui
faisait des petits et les gens avaient envie d’un peu de changement ;
là-bas, les affreux trouveraient l’occasion de remplir, à nouveau, leur
grenier déjà plein…
Quant à la sorcière Ysé, elle fut destituée la nuit même, puis bannie
du Royaume d’Urbi et Orbi par Marjane et les princesses éveillées, qui
résolurent de ne plus fermer l’œil de leur vie.
Depuis cette nuit mémorable, les petites filles peuvent apprendre à
lire et à compter sans se ruiner. À tout jamais, la prunelle de leurs
yeux, elles la conservent en leur for intérieur, afin de la soustraire à
la vue des sorcières. Aux douze coups de minuit, les soirs d’insomnie,
Marjane, quant à elle, continue d’éplucher la presse en grignotant des
quartiers de lune. Les vilaines sorcières, elle les garde à l’œil, elle
en fait son affaire. Ainsi, aujourd’hui, au Royaume d’Urbi et Orbi, plus
personne ne s’ennuie pour rien sans qu’aussitôt il soit secoué comme un
cocotier par l’ouragan Marjane et ses amies malicieuses.