mercredi 4 juillet 2012

Encore ce Juge :



Martiens

Le mystère des Soucoupes Volantes a d'abord été tout terrestre : on supposait que la soucoupe venait de l'inconnu soviétique, de ce monde aussi privé d'intentions claires qu'une autre planète. Et déjà cette forme du mythe contenait en germe son développement planétaire ; si la soucoupe d'engin soviétique est devenu si facilement engin martien, c'est qu'en fait la mythologie occidentale attribue au monde communiste l'altérité même d'une planète : l'URSS est un monde intermédiaire entre la Terre et Mars.

Seulement, dans son devenir, le merveilleux a changé de sens, on est passé du mythe du combat à celui de jugement. Mars en effet, jusqu'à nouvel ordre, est impartial : Mars vient sur terre pour juger la Terre, mais avant de condamner, Mars veut observer, entendre. La grande contestation URSS-USA est donc désormais sentie comme un état coupable, parce qu'ici le danger est sans mesure avec le bon droit ; d'où le recours mythique à un regard céleste, assez puissant pour intimider les deux parties.
Les analystes de l'avenir pourront expliquer les éléments figuratifs de cette puissance, les thèmes oniriques qui la composent : la rondeur de l'engin, le lisse de son métal, cet état superlatif du monde que serait une matière sans couture : a contrario, nous comprenons mieux tout ce qui dans notre champ perceptif participe au thème du Mal : les angles, les plans irréguliers, le bruit, le discontinu des surfaces. Tout cela a déjà été minutieusement posé dans les romans d'anticipation, dont la psychose martienne ne fait que reprendre à la lettre les descriptions.

Ce qu'il y a de plus significatif, c'est que Mars est implicitement douée d'un déterminisme historique calqué sur celui de la Terre. Si les soucoupes sont les véhicules de géographes martiens venus observer la configuration de la Terre, comme l'a dit tout haut je ne sais quel savant américain, et comme sans doute beaucoup le pensent tout bas, c'est que l'histoire de Mars a mûri au même rythme que celle de notre monde, et produit des géographes dans le même siècle où nous avons découvert la géographie et la photographie aérienne. La seule avance est celle du véhicule lui-même, Mars n'étant ainsi qu'une Terre rêvée, douée d'ailes parfaites comme dans tout rêve d'idéalisation.

Probablement que si nous débarquions à notre tour en Mars telle que nous l'avons construite, nous n'y trouverions que la Terre elle-même, et entre ces deux produits d'une même Histoire, nous ne saurions démêler lequel est le nôtre. Car pour que Mars en soit rendue au savoir géographique, il faut bien qu'elle ait eu, elle aussi, son Strabon, son Michelet, son Vidal de La Blache et, de proche en proche, les mêmes nations, les mêmes guerres, les mêmes savants et les mêmes hommes que nous. La logique oblige qu'elle ait aussi les mêmes religions, et bien entendu, singulièrement la nôtre, à nous Français. Les Martiens, a dit le Progrès de Lyon, ont eu nécessairement un Christ ; partant ils ont aussi un pape (et voilà d'ailleurs le schisme ouvert) : faute de quoi ils n'auraient pu se civiliser au point d'inventer la soucoupe interplanétaire. Car, pour ce journal, la religion et le progrès technique étant au même titre des biens précieux de la civilisation, l'une ne peut aller sans l'autre : il est inconcevable, y écrit-on, que des êtres ayant atteint un tel degré de civilisation qu'ils puissent arriver jusqu'à nous par leurs propres moyens, soit «païens». Ils doivent être déistes, reconnaissant l'existence d'un dieu et ayant leur propre religion. Ainsi toute cette psychose est fondée sur le mythe de l'Identique, c'est-à-dire du Double. Mais ici comme toujours, le Double est en avance, le Double est Juge. L'affrontement de l'Est et de l'Ouest n'est déjà plus le pur combat du Bien et du Mal, c'est une sorte de mêlée manichéiste, jetée sous les yeux d'un troisième Regard ; il postule l'existence d'une Sur-Nature au niveau du ciel, parce que c'est au ciel qu'est la Terreur : le ciel est désormais, sans métaphore, le champ d'apparition de la mort atomique. Le juge naît dans le même lieu où le bourreau menace. Encore ce Juge - ou plutôt ce Surveillant - vient-on de le voir soigneusement réinvesti par la spiritualité commune, et différer fort peu, en somme, d'une pure projection terrestre.
Car c'est l'un des traits constants de toute mythologie petite-bourgeoise, que cette impuissance à imaginer l'Autre. L'altérité est le concept le plus antipathique au « bon sens ». Tout mythe tend fatalement à un anthropomorphisme étroit, et, qui pis est, à ce que l'on pourrait appeler un anthropomorphisme de classe.
Mars n'est pas seulement la Terre, c'est la Terre petite-bourgeoise, c'est le petit canton de mentalité, cultivé (ou exprimé) par la grande presse illustrée. A peine formée dans le ciel, Mars est ainsi alignée par la plus forte des appropriations, celle de l'identité.
Roland Barthes, Mythologies, 1957