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Burcum Baygut - née en 1992 : + : |
À compter d’aujourd’hui, je vais tenir à nouveau un journal,
afin d’y coucher mes pensées et mes idées, quand j’en aurai
le temps. Il faut absolument que je préserve ce miracle :
avoir dix-sept ans. Chaque jour m’est si précieux que je suis
terriblement attristée, en voyant le temps m’échapper alors
que je vieillis. C’est à présent, à présent que je vis le meilleur
de ma vie.
En resongeant aux seize années déjà écoulées, je revois les
heures de bonheur ou de malheur dans leur relativité, avec
leur importance fort relative, et elles me tirent toutes le
même sourire.
J’ignore encore qui je suis. Peut-être l’ignorerai-je toujours.
Mais je me sens libre – dégagée de toute responsabilité,
libre de m’isoler dans ma chambre, entre mes murs couverts
de dessins… ou de photos. Ma chambre me convient
parfaitement – paisible, peu encombrée, bien arrangée.
J’adore la ligne paisible des meubles, les deux étagères
pleines de recueils de poésie ou de livres de contes conservés
depuis mon enfance.
En cette heure, je suis très heureuse, assise à mon bureau,
d’où je vois les arbres dénudés de la maison d’en face. Je
désire observer toujours. Je désire être profondément
touchée par la vie, sans être jamais aveuglée, au point de ne
pouvoir voir mon sort d’un œil plein d’humour, ni rire de
moi-même comme je ris d’autrui.
Je redoute de vieillir. Je redoute de me marier. Que me soit
épargnée l’obligation de cuisiner, trois fois par jour – épargné
l’inexorable piège de la routine et de l’encroûtement. Je veux
être libre – libre de connaître des gens, avec leur passé –
libre de découvrir d’autres milieux, et d’autres morales, ou
d’autres critères que les miens. Je crois que ce que je désire,
c’est être omnisciente. Si je devais me donner un nom, ce
serait La fille qui voulut être Dieu. Et cependant, si je ne
vivais pas en ce corps, où serais-je? Peut-être suis-je destinée
à être jaugée et jugée…
Mais, oh, je m’insurge contre ce sort. Je suis moi – et je suis
forte – mais à quel point ? Je suis moi.
Parfois j’essaie de me mettre à la place de quelqu’un d’autre,
et je m’effraie quand j’y parviens presque. Comme il serait
terrible d’être autre que je ne suis. Je suis terriblement
égoïste. J’éprouve une irrésistible vénération envers ma
peau, mes traits, mes membres. Je me sais trop grande et
affligée d’un nez flamand, et pourtant je me pavane à plaisir
devant ma glace, en me trouvant de plus en plus ravissante…
Je me suis formée de moi-même une image idéale
et parfaite. Cette image sans tache n’est-elle pas mon moi
véritable – la perfection authentique? Ai-je tort de la laisser
s’insinuer entre moi et un miroir impitoyable? (Oh, maintenant
même, en relisant ce que je viens d’écrire, je trouve
ça puéril, dramatisé à outrance.)
Jamais, jamais, jamais, je n’attendrai la perfection à laquelle
j’aspire de toute mon âme – mes dessins, mes poèmes, mes
nouvelles – misérables, misérables reflets, tous tant qu’ils
sont… car j’ai été trop profondément modelée par un milieu
bien conventionnel… par pure vanité, je rêve de luxes dont
je ne jouirai jamais…
J’ai de plus en plus conscience de l’importance du hasard
dans mon existence… Viendra un jour l’heure de me
regarder enfin en face. Dès à présent, je redoute les choix
que je vais avoir à faire dans ma vie – choix d’orientation,
choix de carrière… J’ai peur. Je manque d’assurance. Quel
serait le mieux pour moi ? Qu’est-ce que je désire ? Je ne
sais. J’aime être libre. Je déteste me sentir contrainte ou limitée…
Je suis loin d’être aussi avisée que j’ai pu le croire.
Comme si je me trouvais au fond d’une vallée, je vois s’ouvrir
devant moi des routes, sans en voir le bout – les implications…
Oh, malgré mes angoisses et mes inhibitions, j’aime le
moment présent, car à présent, je ne suis pas encore totalement
modelée. Ma vie ne fait que commencer. Je suis forte.
J’aspire à une cause à laquelle consacrer mon énergie…
Sylvia Plath, Journal, 1950, traduit de l'anglais par Christine Savinel