mardi 30 avril 2013

Ce torrent au limon serein :


Fisk - 1944 - Instabilité naturelle des anciens cours du Mississippi                                    : + :

Hommage et famine

Femme qui vous accordez avec la bouche du poète, ce torrent au limon serein, qui lui avez appris, alors qu’il n’était encore qu’une graine captive de loup anxieux, la tendresse des hauts murs polis par votre nom (hectares de Paris, entrailles de la beauté, mon feu monte sous vos robes de fugues). Femmes qui dormez dans le pollen de fleurs, déposez sur son orgueil votre givre de médium illimité, afin qu’il demeure jusqu’à l’heure de la bruyère d’ossements l’homme qui pour mieux vous adorer reculait indéfiniment en vous la diane de la naissance, le poing de sa douleur, l’horizon de sa victoire.
(Il faisait nuit. Nous nous étions serrés sous le grand chêne de larmes. Le grillon chanta. Comment savait-il solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous, les enfants sans clarté, allions bientôt parler ?)

René Char, Fureur et mystère, 1944

lundi 29 avril 2013

Des jeunes maniaques du superficiel :






Ramon Zarate, sous la surveillance du docteur Karoff, Service de contre-information sur la délinquance moderne, Le Guet-apens des voyous dans la guerre sociale et les conséquences du désordre rock&roll, LBF, 1977, suite et reste : + :
labibliothequefantastique.net : + :

dimanche 28 avril 2013

J’attends de toi autre chose :

 
Carlo Bavagnoli - Jane Fonda dans Barbarella de Roger Vadim : la machine tue par excès de plaisir.
Le miroir
Voici longtemps
Que j’attends de toi autre chose
Que ce que tu me déclares
En tant que visage :
Cette chose
Qui ne m’est rien,
Qui se tient
Hors mon pouvoir,
Émergée
de quel magma
Océanique,
Oublié.

Eugène Guillevic, Blason de la chambre (1982)


© Coralie Fournier-Moris - Et maintenant, elle est debout.                                            : + :

jeudi 25 avril 2013

Le désir ne nous console plus :


Hands shooting sparks

à quel ouvrage prêter main forte

soigner les corps
tracer des routes
parler des mots

à quel dommage céder mon cœur

l'âge la ville l'existence
la chair la terre la feuille
grugées

à quelle blessure me river
de quelle empreinte marquer le temps

en quarantaine
conscience alitée
je travaille à tes soupirs flamboie
sans m'accorder de repos sans savoir
combien d'années encore
auront la patience d'attendre
que le désir ne nous console plus du monde

Rosalie Lessard, La chair est un refuge plus poignant que l'espace, 2006



dimanche 21 avril 2013

Une illusion fondamentale :


Spencer Tunick                                                                                                                                                 : + :

C'est seulement tous ensemble qu'ils peuvent se libérer de leurs charges de distance. C'est exactement ce qui se produit dans la masse. Dans la décharge, ils rejettent ce qui les séparent et se sentent tous égaux. Dans cette compacité où il ne reste guère de place entre eux, où un corps presse l'autre, chacun est aussi proche de l'autre que de soi-même. Soulagement immense. C'est pour jouir de cette instant heureux où nul n'est plus, n'est meilleur que l'autre, que les hommes deviennent masse.
Mais le moment de la décharge, si désiré et si heureux, recèle son propre danger. Il souffre d'une illusion fondamentale : ces hommes qui se sentent soudain égaux ne sont devenus égaux ni réellement ni pour toujours. Il retournent dans leur maison séparées, se couchent dans leurs lits. Ils conservent leur biens, ne renoncent pas à leur nom. Il ne rejettent pas les leurs. Ils n'échappent pas à leur famille. Il faut des conversions d'un autre genre plus sérieux pour que les hommes sortent de leurs liens anciens et entrent dans de nouvelles relations.
Elias Canetti, Masse et puissance, 1960, traduit de l'allemand par Robert Rovini



samedi 20 avril 2013

Comment dire :

 
David Ryle - Ice walkers                                                                                                                                                : + :

Comment dire

Folie —
folie que de —
que de —
comment dire —
folie que de ce —
depuis —
folie depuis ce —
donné —
folie donné ce que de —
vu —
folie vu ce —
ce —
comment dire —
ceci —
ce ceci —
ceci-ci —
tout ce ceci-ci —
folie donné tout ce —
vu —
folie vu tout ce ceci-ci que de —
que de —
comment dire —
voir —
entrevoir —
croire entrevoir —
vouloir croire entrevoir —
folie que de vouloir croire entrevoir quoi —
quoi —
comment dire —
et où —
que de vouloir croire entrevoir quoi où —
où —
comment dire —
là —
là-bas —
loin —
loin là là-bas —
à peine —
loin là là-bas à peine quoi —
quoi —
comment dire —
vu tout ceci —
tout ce ceci-ci —
folie que de voir quoi —
entrevoir —
croire entrevoir —
vouloir croire entrevoir —
loin là là-bas à peine quoi —
folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi —
quoi —
comment dire —
comment dire

Samuel Beckett, Comment dire, What Is the Word, 1988

David Ryle - Observations

vendredi 19 avril 2013

Simples comme un mugissement :



Blumenfeld Erwin - Le Dictateur - 1936

Est-ce vous
qui comprendrez pourquoi,
serein, sous une tempête de sarcasmes,
au dîner des années futures
j’apporte mon âme sur un plateau ?
Larme inutile coulant
de la joue mal rasée des places,
je suis peut-être
Le dernier poète.
Vous avez vu
comme se balance
Entre les allées de briques
le visage strié de l’ennui pendu,
tandis que sur le cou écumeux
des rivières bondissantes,
les ponts tordent leurs bras de pierre.
Le ciel pleure
avec bruit,
sans retenue,
et le petit nuage
a au coin de la bouche,
une grimace fripée,
comme une femme dans l’attente d’un enfant
à qui dieu aurait jeté un idiot bancroche.
De ses doigts enflés couverts de poils roux,
le soleil vous a épuisé de caresses,
importun comme un bourdon.
Vos âmes sont asservies de baisers.
Moi, intrépide,
je porte aux siècles ma haine des rayons du jour ;
l’âme tendue comme un nerf de cuivre,
je suis l’empereur des lampes.
Venez à moi,
vous tous
qui avez déchiré le silence,
qui hurlez,
le cou serré dans les nœuds coulants de midi.
Mes paroles,
simples comme un mugissement,
vous révéleront
nos âmes nouvelles,
bourdonnantes
comme l’arc électrique.
De mes doigts je n’ai qu’à toucher vos têtes,
et il vous poussera
des lèvres
faites pour d’énormes baisers
et une langue
que tous les peuples comprendront.
Mais moi, avec mon âme boitillante,
je m’en irai vers mon trône
sous les voûtes usées, trouées d’étoiles.
Je m’allongerai,
lumineux,
revêtu de paresse,
sur une couche moelleuse de vrai fumier,
et doucement,
baisant les genoux des traverses,
la roue d’une locomotive étreindra mon cou.
Vladimir Maïakovski, traduction de Claude Frioux

Erwin Blumenfeld - Rockfeller center - 1950


jeudi 18 avril 2013

Pas besoin de moi :


Emmanuel Smague - Bangladesh                                                                                                                   : + :


Ils n'ont pas besoin de moi, mais qui sait -
Je laisserai mon Cœur en vue -
Mon petit sourire pourrait bien être
Précisément ce qu'il leur faut -
Emily Dickinson,


Emmanuel Smague - Chernobyl 2009

Emmanuel Smague - Ragpickers - Le Caire

mercredi 17 avril 2013

Qui au servage condamne la liberté :



Josef Koudelka - USA Alabama Alabaster - 2000 - Ground level view with stone...                                           : + :

Réponse de la terre
 
La Terre se redressa
Au fond de la nuit terreur et ombre.
La lumière se sauva :
Froid de pierre sombre !
Ses boucles devinrent gris désespoir.
Au rivage des eaux enfermée
Par l’étoile Jalousie je suis surveillée
Glace et blancheur
Tandis que j’entends qui pleure
Le Père des hommes anciens. 
 
L’égoïste père des Hommes !
Le peureux, le cruel, l’égoïste Jaloux !
Le plaisir
Que la nuit enchaîne
Convient-il aux Jeunes Gens aux Vierges du matin ?
 
Le printemps cache-t-il sa joie
Quand bourgeons et fleurs se déploient ? 
Et le semeur ? 
Sème-t-il la nuit ? 
Les labours, est-ce de nuit ou de jour ? 
Viens briser la lourde chaîne
Qui étreint dans la glace mes os
L’égoïste ! la vaine ! 
Le poison pérenne
Qui au servage condamne la liberté Amour.

 William Blake, Le Mariage du Ciel et de l’Enfer et autres poèmes, 1793


Josef Koudelka - France, Meuse, Sorcy - 2000 - The bottom of the quarry



Earth's Answer

Earth raised up her head
From the darkness dread and drear,
Her light fled,
Stony, dread,
And her locks covered with grey despair.
Prisoned on watery shore,
Starry jealousy does keep my den
Cold and hoar;
Weeping o're,
I hear the father of the ancient men. 
Selfish father of men!
Cruel, jealous, selfish fear!
Can delight,
Chained in night,
The virgins of youth and morning bear ?

Does spring hide its joy,
When buds and blossoms grow?
Does the sower
Sow by night,
Or the plowman in darkness plough ?

'Break this heavy chain,
That does freeze my bones around !
Selfish, vain,
Eternal bane,
That free love with bondage bound.

Josef Koudelka - France, Meuse, Dugny, 1998 - Limestone heap of 0/30mm

dimanche 14 avril 2013

Ta fraîche haleine de mensonge :


Arno Bouchard                                                                                                                                                             : + :
L'Engoulevent est une espèce d'oiseau rarement observé.
La femelle, après la ponte, couve ses œufs dans sa bouche.


Seul à faire le compte, du haut de cette chambre d'angle qu'environne un
Océan de neiges. —
Hôte précaire de l'instant, homme sans preuve ni témoin, détacherai-je mon lit bas comme une pirogue de sa crique ?...
Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent chaque jour leur barque sur d'autres rives, savent mieux chaque jour le cours des choses illisibles; et
remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes.
Ainsi l'homme mi-nu sur l'Océan des neiges, rompant soudain l'immense libration, poursuit un singulier dessein où les mots n'ont plus prise. Épouse du monde ma présence,
épouse du monde ma prudence !...
Et du côté des eaux premières me retournant avec le jour, comme le voyageur, à la néoménie, dont la conduite est incertaine et la démarche est aberrante,
voici que j'ai dessein d'errer parmi les plus vieilles couches du langage, parmi les plus hautes tranches phonétiques : jusqu'à des langues très lointaines, jusqu'à des
langues très entières et très parcimonieuses,
comme ces langues dravidiennes qui n'eurent pas de mots distincts pour «hier» et pour «demain».
Venez et nous suivez, qui n'avons mots à dire : nous remontons ce pur délice sans graphie où court l'antique phrase humaine; nous nous mouvons parmi de claires élisions, des
résidus d'anciens préfixes ayant perdu leur initiale, et devançant les beaux travaux de linguistique, nous nous frayons nos voies nouvelles jusqu'à ces locutions
inouïes, où l'aspiration recule au-delà des voyelles et la modulation du souffle se propage, au gré de telles labiales mi-sonores, en quête de pures finales
vocaliques.
...
Et ce fut au matin, sous le plus pur vocable, un beau pays sans haine ni lésine, un lieu de grâce et de merci pour la montée des sûrs présages de l'esprit ; et comme un
grand
Ave de grâce sur nos pas, la grande roseraie blanche de toutes neiges à la ronde...
Fraîcheur d'ombelles, de corymbes, fraîcheur d'arille sous- la fève, ha ! tant d'azyme encore aux lèvres de l'errant !...
Quelle flore nouvelle, en lieu plus libre, nous absout de la fleur et du fruit ?
Quelle navette d'os aux mains des femmes de grand âge, quelle amande d'ivoire aux mains de femmes de jeune âge
nous tissera linge plus frais pour la brûlure des vivants ?... Épouse du monde notre patience, épouse du monde notre attente !...
Ah ! tout l'hièble du songe à même notre visage !
Et nous ravisse encore, ô monde ! ta fraîche haleine de mensonge !...
Là où les fleuves encore sont guéables, là où les neiges encore sont guéables, nous passerons ce soir une âme non guéable...
Et au-delà sont les grands lés du songe, et tout ce bien fongible où l'être engage sa fortune...
Désormais cette page où plus rien ne s'inscrit.
 Saint-John Perse, Neiges,


Arno Bouchard - Trinity

samedi 13 avril 2013

Comme si un tel langage pouvait s'écrire :

 
Jennifer B Hudson - Medic                                                                  : + :
Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n'ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vus le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus ! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Tels que mon enfance vous a rêvés. Car j'étais parti à votre rencontre, j'accourais vers vous. Au premier détour, j'aurais vu rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n'appartenait qu'à vous. Peut-être, un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe inflexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais les chemins où j'ai perdu vos traces, à l'heure où l'adolescence étend ses ombres, où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du cœur ! Chemins du pays d'Artois à l'extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes... J'arrivais, je poussais la grille, j'approchais du feu mes bottes rougies par l'averse. L'aube venait bien avant que fussent rentrées dans le silence de l'âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal, et vous, vous seul de mes créatures dont j'ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n'ai pas osé donner de nom - cher curé d'un Ambricourt imaginaire. Etiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd'hui même, l'êtes-vous ? Oh ! Je sais bien ce qu'à de vain ce retour vers le passé. Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant l'heure venue, c'est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu'à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre entrera le premier dans la Maison du Père. Après tout j'aurai le droit de parler en son nom. Mais justement on ne parle pas au nom de l'enfance, il faudrait parler son langage. Et c'est ce langage oublié; ce langage que je cherche de livre en livre, imbécile ! comme si un tel langage pouvait s'écrire, s'était jamais écrit. N'importe ! Il m'arrive parfois d'en retrouver quelque accent... et c'est cela qui vous fait prêter l'oreille, compagnons dispersés à travers le monde, qui par hasard ou par ennui avez ouvert un jour mes livres. Singulière idée que d'écrire pour ceux qui dédaignent l'écriture ! Amère ironie de prétendre persuader et convaincre alors que ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n'appartient qu'au enfants, aux héros et aux martyrs.
Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, 1937


Jennifer B Hudson - Reconciliation final

mercredi 10 avril 2013

Je ne comprends rien :


Suren Manvelyan                                                                                                                                            : + :


Mais si tu veux que ce soit moi qui parle,
je ne le pourrai pas, car je ne comprends rien ;
et ma bouche, comme une blessure,
ne demande qu'à se fermer,
et mes mains sont collées à mes côtés comme des chiens
qui restent sourds à tout appel.
Et pourtant, une fois, tu me feras parler.
Que je sois le veilleur de tous tes horizons
Permets à mon regard plus hardi et plus vaste
d'embrasser soudain l'étendue des mers.
Fais que je suive la marche des fleuves
afin qu'au delà des rumeurs de leurs rives
j'entende monter la voix silencieuse de la nuit.
Conduis-moi dans tes plaines battues de tous les vents
où d'âpres monastères ensevelissent entre leurs murs,
comme dans un linceul, des vies qui n'ont pas vécu
Car les grandes villes, Seigneur, sont maudites;
la panique des incendies couve dans leur sein
et elles n'ont pas de pardon à attendre
et leur temps leur est compté.
Là, des hommes insatisfaits peinent à vivre
et meurent sans savoir pourquoi ils ont souffert ;
et aucun d'eux n'a vu la pauvre grimace
qui s'est substituée au fond des nuits sans nom
au sourire heureux d'un peuple plein de foi.

Ils vont au hasard, avilis par l'effort
de servir sans ardeur des choses dénuées de sens,
et leurs vêtements s'usent peu à peu,
et leurs belles mains vieillissent trop tôt.
La foule les bouscule et passe indifférente,
bien qu'ils soient hésitants et faibles,
seuls les chiens craintifs qui n'ont pas de gîte
les suivent un moment en silence.
Ils sont livrés à une multitude de bourreaux
et le coup de chaque heure leur fait mal ;
ils rôdent, solitaires, autour des hôpitaux
en attendant leur admission avec angoisse.
La mort est là. Non celle dont la voix
les a miraculeusement touchés dans leurs enfances,
mais la petite mort comme on la comprend là ;
tandis que leur propre fin pend en eux comme un fruit
aigre, vert, et qui ne mûrit pas.
Rainer Maria Rilke, Le Livre de la Pauvreté et de la Mort, 1902, traduit de l'allemand par Arthur Adamov




mardi 9 avril 2013

Notre destinée est indissolublement liée :

   
Olivier de Sagazan                                                                                                                                         : + :

(...)lorsque je me retourne vers les leçons que mon expérience ethnographique chez les Indiens Achuar de la haute Amazonie équatorienne m’a apportées, je m’aperçois qu’elles sont chacune des remises en cause de notions et de valeurs dont je n’aurais guère songé auparavant à contester l’universelle validité. La première de ces leçons, et la plus importante peut-être, est que la nature n’existe pas partout et toujours ; ou plus exactement que cette séparation radicale établie par l’Occident entre le monde de la nature et celui des hommes n’a pas grande signification pour d’autres peuples qui confèrent aux plantes et aux animaux tous les attributs de la vie sociale, les considèrent comme des sujets plutôt que comme des objets, et ne sauraient donc les expulser dans une sphère autonome régie par les seules procédures des sciences et des techniques. En ce sens, dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui la peuplent une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux. Pour être proche de la nature encore faut-il que la nature soit, exceptionnelle disposition dont seuls les Modernes se sont trouvés capables et qui rend sans doute notre cosmologie plus énigmatique que toutes celles des cultures qui nous ont précédés.


Les Achuar m’ont aussi enseigné que l’on peut vivre sa destinée sans le secours d’une transcendance divine ou historique, les deux branches de l’alternative entre lesquelles bien des sociétés contemporaines continuent d’hésiter. Car l’individu dans sa singularité n’est pas déterminé chez eux par un principe supérieur et extérieur, il n’est pas agi par des mouvements collectifs dont il n’a pas conscience, il n’est pas défini par sa position dans une hiérarchie sociale qui donnerait un sens à sa vie selon la place où il est né ; il n’existe que dans la capacité de chacun à s’affirmer par ses actes selon une échelle de buts désirables partagés par tous. Une autre leçon encore que les Achuar m’ont apportée, c’est leur manière de vivre une identité collective sans s’embarrasser d’une conscience nationale. Contrairement au mouvement d’émancipation des peuples qui, à partir de la fin du XVIIIe siècle en Europe, a voulu fonder les revendications d’autonomie politique sur le partage d’une même tradition culturelle ou linguistique, les Achuar ne conçoivent pas leur ethnicité comme un catalogue de traits distinctifs qui donnerait substance et éternité à une destinée partagée. Leur existence commune ne tire pas son sens de la langue, de la religion ou du passé ; elle se nourrit d’une même façon de vivre le lien social et la relation aux peuples qui les environnent, humains comme non humains. Cette façon d’instituer des collectifs offre ainsi un précieux témoignage de ce que les nationalismes ethniques sont moins un héritage des sociétés non modernes qu’un effet de contamination d’anciens modes d’organisation communautaire par les doctrines modernes de l’hégémonie étatique.
 

Ces leçons, et toutes celles que les anthropologues ont tirées de leurs études ethnographiques, constituent autant d’expériences alternatives porteuses de promesses. Le dépassement d’une exploitation frénétique de la nature obtenue au prix du saccage des conditions de vie des générations futures, l’effacement des nationalismes aveugles et de l’arrogance prédatrice des grands États-nations et de certaines firmes transnationales, la suppression des insupportables inégalités dans l’accès aux ressources et notamment celles qui devraient relever des biens communs, l’exigence de donner une forme de représentation publique aux diverses sortes de non-humains auxquels notre destinée est indissolublement liée, autant de défis concrets de notre modernité qui gagneraient à être envisagés par analogie avec la façon dont les peuples qu’étudient les ethnologues construisent leur rapport au monde. Non pas, bien sûr, que l’on puisse adapter tels quels leurs usages, puisque les expériences historiques ne se prêtent pas à transposition, si tant est d’ailleurs que cela soit souhaitable. Ce que peut faire l’anthropologie, en revanche, c’est apporter la preuve que d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis, montrer donc que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin d’édifier au plus tôt une véritable maison commune, mieux habitable, moins exclusive et plus fraternelle.

Philippe Descola, Apologie des sciences sociales,
Ce discours a été prononcé à l’occasion de la remise de la Médaille d’or du CNRS le 19 décembre 2012, via La vie des idées : + :

 

samedi 6 avril 2013

Il tremblait :


Miwa Yanagi - Fairytale - 2005                                                                                                                            : + :


Quand il eut regardé de bien près tous les monstres
Et vu qu’ils étaient faits tous de la même étoupe,

Il put s’asseoir tranquille dans une chambre claire
Et voir l’espace.

Il tremblait devant la lumière
Et tremblait devant les rameaux.

Il n’était pas content des fenêtres
Et se méfiait des oiseaux.

Il n’avait pu
Être davantage.

Parlant à la poupée
Dont les yeux rappelaient
Ceux qu’il ne trouvait pas

Et dont les bras tendus
Avaient été cassés
Par lui, un autre soir.

Puisque le goût du crime était trop fort pour lui
Et que pourtant détruire était son grand besoin,

Il dut bon gré mal gré occuper ses journées
A faire avec ses yeux du vide autour de lui.

Allongé sur la mousse et voyant que ce jour
N’aurait pas de pareil,

Il rêvait que, blessé, des mains l’avaient touché
Puis lavé avec l’eau qui coulait de la roche.

Eugène Guillevic, Exécutoire, 1947

jeudi 4 avril 2013

L’authentique visage :



© Mimmo Jodice - Demetra da Ercolano -1999                                                                                         : + :

L’amour, l’amour

Dans un ciné porno, des retraités poussifs
Contemplaient, sans y croire,
Les ébats mal filmés de deux couples lascifs ;
Il n’y avait pas d’histoire.
Et voilà, me disais-je, le visage de l’amour,
L’authentique visage.
Certains sont séduisants ; ils séduisent toujours,
Et les autres surnagent.
Il n’y a pas de destin ni de fidélité,
Mais des corps qui s’attirent.
Sans nul attachement et surtout sans pitié,
On joue et on déchire.
Certains sont séduisants et partant très aimés ;
Ils connaîtront l’orgasme.
Mais tant d’autres sont las et n’ont rien à cacher,
Même plus de fantasmes ;
Juste une solitude aggravée par la joie
Impudique des femmes ;
Juste une certitude : “Cela n’est pas pour moi”,
Un obscur petit drame.
Ils mourront c’est certain un peu désabusés,
Sans illusions lyriques ;
Ils pratiqueront à fond l’art de se mépriser ;
Ce sera mécanique.
Je m’adresse à tous ceux qu’on n’a jamais aimés,
Qui n’ont jamais su plaire ;
Je m’adresse aux absents du sexe libéré,
Du plaisir ordinaire.
Ne craignez rien, amis, votre perte est minime :
Nul part l’amour n’existe.
C’est juste un jeu cruel dont vous êtes les victimes ;
Un jeu de spécialistes.
Michel Houellebecq


Le lien - Poncel (1868)

lundi 1 avril 2013

Des branches aussi faciles à saisir :


Freedom - Little Miss Freak                                                                                                            : + :


Ce qu'il y a de plus désolant, dit-il, c'est que tout amour fait toujours une mauvaise fin, d'autant plus mauvaise qu'il était plus divin, plus ailé à son commencement. Il n'est pas de rêve, quelque idéal qu'il soit, qu'on ne retrouve avec un poupard glouton suspendu au sein ; il n'est pas de retraite, de maisonnette si délicieuse et si ignorée, que la pioche ne vienne abattre.
   Encore cette destruction est-elle toute matérielle ; mais il en est une autre plus impitoyable et plus secrète, qui s'attaque aux choses invisibles. Figurez-vous qu'au moment où vous vous appuyez sur l'être de votre choix, et que vous lui dites : Envolons-nous ensemble et cherchons le fond du ciel ! - une voix implacable et sérieuse penche à votre oreille pour vous dire que nos passions sont des menteuses, que c'est notre myopie qui fait les beaux visages, et notre ignorance les belles âmes, et qu'il vient nécessairement un jour où l'idole, pour le regard plus clairvoyant, n'est plus qu'un objet, non pas de haine, mais de mépris et d'étonnement !
   - De grâce, Monsieur ! ” dit Mme de Cosmelly.
   Elle était évidemment émue ; Samuel s'était aperçu qu'il avait mis le fer sur une ancienne plaie, et il insistait avec cruauté.
   “ Madame, dit-il, les souffrances salutaires du souvenir ont leurs charmes, et, dans cet enivrement de la douleur, on trouve parfois un soulagement. - À ce funèbre avertissement, toutes les âmes loyales s'écrieraient : Seigneur, enlevez-moi d'ici avec mon rêve, intact et pur : je veux rendre à la nature ma passion avec toute sa virginité, et porter ailleurs ma couronne inflétrie. - D'ailleurs les résultats du désillusionnement sont terribles. - Les enfants maladifs qui sortent d'un autour mourant sont la triste débauche et la hideuse impuissance : la débauche de l'esprit, l'impuissance du cœur, qui font que l'un ne vit plus que par curiosité, et que l'autre se meurt chaque jour de lassitude. Nous ressemblons tous plus ou moins à un voyageur qui attrait parcouru un très grand pays, et regarderait chaque soir le soleil, qui jadis dorait superbement les agréments de la route, se coucher dans un horizon plat. Il s'assied avec résignation sur de sales collines couvertes de débris inconnus, et dit aux senteurs des bruyères qu'elles ont beau monter vers le ciel vide ; aux graines rares et malheureuses, qu'elles ont beau germer dans un sol desséché ; aux oiseaux qui croient leurs mariages bénis par quelqu'un, qu'ils ont tort de bâtir des nids dans une contrée balayée de vents froids et violents. Il reprend tristement sa route vers un désert qu'il sait semblable à celui qu'il vient de parcourir, escorté par un pâle fantôme qu'on nomme Raison, qui éclaire avec une pâle lanterne l'aridité de son chemin, et pour étancher la soif renaissante de passion qui le prend de temps en temps, lui verse le poison de l'ennui. ” Tout d'un coup, entendant un profond soupir et un sanglot mal comprimé, il se retourna vers Mme de Cosmelly ; elle pleurait abondamment et n'avait même plus la force de cacher ses larmes.
   Il la considéra quelque temps en silence, avec l'air le plus attendri et le plus onctueux qu'il put se donner ; le brutal et hypocrite comédien était fier de ces belles larmes ; il les considérait comme son œuvre et sa propriété littéraire. Il se méprenait sur le sens intime de cette douleur, comme Mme de Cosmelly, noyée dans cette candide désolation, se méprenait sur l'intention de son regard. Il y eut là un jeu singulier de malentendus, à la suite duquel Samuel Cramer lui tendit définitivement une double poignée de main, qu'elle accepta avec une tendre confiance.
   “ Madame, reprit Samuel après quelques instants de silence, - le silence classique de l'émotion, - la vraie sagesse consiste moins à maudire qu'à espérer. Sans le don tout divin de l'espérance, comment pourrions nous traverser ce hideux désert de l'ennui que je viens de vous décrire ? Le fantôme qui nous accompagne est vraiment un fantôme de raison : on peut le chasser en l'aspergeant avec l'eau bénite de la première vertu théologale. Il y a une aimable philosophie qui sait trouver des consolations dans les objets les plus indignes en apparence. De même que la vertu vaut mieux que l'innocence, et qu'il y a plus de mérite à ensemencer un désert qu'à butiner avec insouciance dans un verger fructueux, de même il est vraiment digne d'une âme d'élite de se purifier et de purifier le prochain par son contact. Comme il n'est pas de trahison qu'on ne pardonne, il n'est pas de faute dont on ne puisse se faire absoudre, pas d'oubli qu'on ne puisse combler ; il est une science d'aimer, son prochain et de le trouver aimable, comme il est un savoir bien vivre. Plus un esprit est délicat, plus il découvre de beautés originales ; plus une âme est tendre et ouverte à la divine espérance, plus elle trouve dans autrui, quelque souillé qu'il soit, de motifs d'amour ; ceci est l’œuvre de la charité, et l'on a vu plus d'une voyageuse désolée et perdue dans les déserts arides du désillusionnement, reconquérir la foi et s'éprendre plus fortement de ce qu'elle avait perdu, avec d'autant plus de raison qu'elle possède alors la science de diriger sa passion et celle de la personne aimée. ” Le visage de Mme de Cosmelly s'était éclairé peu à peu ; sa tristesse rayonnait d'espérance comme un soleil mouillé, et à peine Samuel eut-il fini son discours, qu'elle lui dit vivement et avec l'ardeur naïve d'un enfant :
   “ Est-il bien vrai, Monsieur, que cela soit possible, et y a-t-il pour les désespérés des branches aussi faciles à saisir ? 
 Charles Beaudelaire, Le fanfarlo, 1847
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