mardi 9 avril 2013

Notre destinée est indissolublement liée :

   
Olivier de Sagazan                                                                                                                                         : + :

(...)lorsque je me retourne vers les leçons que mon expérience ethnographique chez les Indiens Achuar de la haute Amazonie équatorienne m’a apportées, je m’aperçois qu’elles sont chacune des remises en cause de notions et de valeurs dont je n’aurais guère songé auparavant à contester l’universelle validité. La première de ces leçons, et la plus importante peut-être, est que la nature n’existe pas partout et toujours ; ou plus exactement que cette séparation radicale établie par l’Occident entre le monde de la nature et celui des hommes n’a pas grande signification pour d’autres peuples qui confèrent aux plantes et aux animaux tous les attributs de la vie sociale, les considèrent comme des sujets plutôt que comme des objets, et ne sauraient donc les expulser dans une sphère autonome régie par les seules procédures des sciences et des techniques. En ce sens, dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui la peuplent une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux. Pour être proche de la nature encore faut-il que la nature soit, exceptionnelle disposition dont seuls les Modernes se sont trouvés capables et qui rend sans doute notre cosmologie plus énigmatique que toutes celles des cultures qui nous ont précédés.


Les Achuar m’ont aussi enseigné que l’on peut vivre sa destinée sans le secours d’une transcendance divine ou historique, les deux branches de l’alternative entre lesquelles bien des sociétés contemporaines continuent d’hésiter. Car l’individu dans sa singularité n’est pas déterminé chez eux par un principe supérieur et extérieur, il n’est pas agi par des mouvements collectifs dont il n’a pas conscience, il n’est pas défini par sa position dans une hiérarchie sociale qui donnerait un sens à sa vie selon la place où il est né ; il n’existe que dans la capacité de chacun à s’affirmer par ses actes selon une échelle de buts désirables partagés par tous. Une autre leçon encore que les Achuar m’ont apportée, c’est leur manière de vivre une identité collective sans s’embarrasser d’une conscience nationale. Contrairement au mouvement d’émancipation des peuples qui, à partir de la fin du XVIIIe siècle en Europe, a voulu fonder les revendications d’autonomie politique sur le partage d’une même tradition culturelle ou linguistique, les Achuar ne conçoivent pas leur ethnicité comme un catalogue de traits distinctifs qui donnerait substance et éternité à une destinée partagée. Leur existence commune ne tire pas son sens de la langue, de la religion ou du passé ; elle se nourrit d’une même façon de vivre le lien social et la relation aux peuples qui les environnent, humains comme non humains. Cette façon d’instituer des collectifs offre ainsi un précieux témoignage de ce que les nationalismes ethniques sont moins un héritage des sociétés non modernes qu’un effet de contamination d’anciens modes d’organisation communautaire par les doctrines modernes de l’hégémonie étatique.
 

Ces leçons, et toutes celles que les anthropologues ont tirées de leurs études ethnographiques, constituent autant d’expériences alternatives porteuses de promesses. Le dépassement d’une exploitation frénétique de la nature obtenue au prix du saccage des conditions de vie des générations futures, l’effacement des nationalismes aveugles et de l’arrogance prédatrice des grands États-nations et de certaines firmes transnationales, la suppression des insupportables inégalités dans l’accès aux ressources et notamment celles qui devraient relever des biens communs, l’exigence de donner une forme de représentation publique aux diverses sortes de non-humains auxquels notre destinée est indissolublement liée, autant de défis concrets de notre modernité qui gagneraient à être envisagés par analogie avec la façon dont les peuples qu’étudient les ethnologues construisent leur rapport au monde. Non pas, bien sûr, que l’on puisse adapter tels quels leurs usages, puisque les expériences historiques ne se prêtent pas à transposition, si tant est d’ailleurs que cela soit souhaitable. Ce que peut faire l’anthropologie, en revanche, c’est apporter la preuve que d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis, montrer donc que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin d’édifier au plus tôt une véritable maison commune, mieux habitable, moins exclusive et plus fraternelle.

Philippe Descola, Apologie des sciences sociales,
Ce discours a été prononcé à l’occasion de la remise de la Médaille d’or du CNRS le 19 décembre 2012, via La vie des idées : + :