samedi 30 mars 2013

Comme s'il y avait du gris partout :


© Lisette Model (1901 - 1983)                                                                                                                              : + : : + :

Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays, plusieurs jours de suite. Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu'une ou deux fois dans l'année, à la fin de l'hiver, ou en automne. Ce qui est le plus étrange, c'est qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort, et par moments il s'éteint complètement, et on l'oublie. Ce n'est pas un vent froid comme celui des tempêtes au cœur de l'hiver, quand la mer lève ses vagues furieuses. Ce n'est pas non plus un vent brûlant et desséchant comme celui qui vient du désert, et qui allume la lueur rouge des maisons qui fait crisser le sable sur les toits de tôle et de papier goudronné. Non, le vent de malheur est un vent très doux qui tourbillonne, qui lance quelques rafales, puis qui pèse sur les toits des maisons, qui pèse sur les épaules et sur la poitrine des hommes. Quand il est là, l'air devient plus chaud et plus lourd, comme s'il y avait du gris partout.
Quand il vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout, les petits enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C'est pour cela qu'on l'appelle le vent de malheur.
Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur la Cité, Lalla l'a tout de suite reconnu. Elle a vu les nuages de poussière grise qui avançaient sur la plaine, qui brouillaient la mer et l'estuaire de la rivière. Alors les gens ne sortaient plus qu'enveloppés dans leurs manteaux, malgré la chaleur. Il n'y avait plus de guêpes, et les chiens se sont cachés, le nez dans la poussière, dans les creux au pied des maisons.
J. M. G. Le Clézio, Désert, 1980






jeudi 28 mars 2013

Rentrer dans leur ancienne unité :




Zeus s'exprima en ces termes : "Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c'est de diminuer leurs forces. Je les séparerai en deux ; par là, ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, ce sera d'augmenter le nombre de ceux qui nous servent (...)."
Après cette déclaration, le dieu fit la séparation qu'il venait de résoudre; et il la fit de la manière que l'on coupe les œufs lorsqu'on veut les saler, et qu'avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage et la moitié du cou du côté où la séparation avait été faite, afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes.
(...)
Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à rencontrer celle dont elle avait été séparée ; et, lorsqu'elles se trouvaient toutes les deux, elles s'embrassaient et se joignaient avec une telle ardeur, dans le désir de rentrer dans leur ancienne unité, qu'elles périssaient dans cet embrassement de faim et d'inaction, ne voulant rien faire l'une sans l'autre.
(...) Et ainsi la race allait s'éteignant. Zeus, ému de pitié, imagine un autre expédient : il met par-devant les organes de la génération, car auparavant ils étaient par derrière ; on concevait et l'on répandait la semence, non l'un dans l'autre, mais à terre, comme les cigales. Zeus mit donc les organes par-devant et, de cette manière, la conception se fit par la conjonction du mâle et de la femelle. Alors, si l'union se trouvait avoir lieu entre l'homme et la femme, des enfants en étaient le fruit, et si le mâle venait à s'unir au mâle, la satiété les séparait bientôt, et les renvoyait à leurs travaux et aux autres soins de la vie. De là vient l'amour que nous avons naturellement les uns pour les autres : il nous ramène à notre nature primitive, il fait tout pour réunir les deux moitiés et pour nous rétablir dans notre ancienne perfection.
Platon, Le Banquet,


© Tee A. Corinne                                                                                            : + :

mercredi 27 mars 2013

J’avais une terreur :


Paul Hill - Legs over High Tor, Matlock, 1975                                          : + :

Vous me demandez mon âge ? Je n’ai pas écrit de poème — excepté un ou deux — avant cet hiver — Monsieur —
J’avais une terreur — depuis septembre — que je ne pouvais dire à personne et donc je chante, comme le Garçon près du cimetière — parce que j’ai peur — Vous vous enquérez de mes Livres — Pour Poètes — j’ai Keats — et M. and Mrs. Browning. Pour prose — M. Ruskin — sir Thomas Browne — et l’apocalypse. J’ai fréquenté l’école — mais pour reprendre votre formule — n’ai pas eu d’éducation. Petite fille, j’avais un ami, qui m’a enseigné l’Immortalité — mais s’étant aventuré trop près d’elle, lui-même, — il n’est jamais revenu — Peu après, mon tuteur est mort — et pendant plusieurs années mon Lexique — a été mon seul compagnon — Puis j’en ai trouvé un autre — mais il ne s’est pas satisfait que je sois son élève — et il a quitté le Pays.
Vous me demandez quels sont mes compagnons : les Collines — Monsieur — et le couchant — et un Chien — aussi grand que moi — que mon Père m’a acheté — Ils valent mieux que des Êtres — parce qu’ils savent — mais sont muets — et le bruit dans la Mare, à Midi — surpasse mon piano. J’ai un Frère et une Sœur — ma mère ne se soucie pas de la pensée — Père, trop absorbé par ses Dossiers — pour remarquer ce que nous faisons — Il m’achète beaucoup de Livres — mais me supplie de ne pas les lire — car il craint qu’ils n’ébranlent l’Esprit. Ils sont religieux — sauf moi — et chaque matin, s’adressent à une Éclipse — qu’ils appellent leur "Père". Mais j’ai peur que mon conte ne vous lasse — je voudrais apprendre — Pourriez-vous me dire comment grandir — ou est-ce intransmissible — comme la Mélodie — ou la Magie ?
Emily Dickinson, Extrait de la lettre à Higginson du 25 avril 1862


Jessica Silversaga - Underwater for Amanda Liedman                                                         : + :

mardi 26 mars 2013

Nous dirons plus humblement :


François Giovangigli - Corps célestes : Matière noire 02 - 2012                                                : + :

Cessez de vous identifiez à ce qui vous définit. Essayez d'échapper à toute expression de vous même. Méfiez-vous de vos opinions. Méfiez-vous de vos croyances et défendez-vous de vos sentiments. Retirez-vous de ce que vous avez l'air d'être, vu du dehors, et de même que l'oiseau fuit devant le serpent, fuyez devant toute extériorisation.
Car - mais je ne sais si je peux vous le dire d'ores et déjà - le postulat est erroné selon lequel l'homme devrait être défini, c'est-à-dire inébranlable dans ses concepts, catégorique dans ses déclarations, clair dans ses idéologies, féru dans ses goûts, responsable dans ses dires et dans ses actes, précis et cristallisé dans sa manière d'être. Observez de plus près le caractère chimérique de ce postulat. Notre élément c'est l'éternelle immaturité. Ce que nous devons penser, sentir et dire aujourd'hui sera forcément une sottise aux yeux de nos petits enfants. Il vaudrait donc mieux prendre les devants et traiter tout cela comme si c'était déjà une sottise... et cette force qui vous pousse à une définition prématurée n'est pas, comme vous le croyez, une force entièrement humaine. Nous nous rendrons bientôt compte que dorénavant ce qui est le plus important, ce n'est plus de mourir pour les idées, les styles, les thèses, les devises et les croyances, ni même de s'y raccrocher et de s'y consolider, mais c'est de faire un pas en arrière, et de prendre du recul en face de tout ce qui ne cesse de se produire en nous.



Nuages organiques 1


Arrière ! Je pressens que l'heure de la Retraite Générale sonnera bientôt. Le fils de la terre comprendra qu'il ne s'exprime pas avec sa véritable nature, mais d'une manière artificielle, toujours imposée de l'extérieur, soit par d'autres hommes, soit par les circonstances.
Il commencera alors à redouter cette forme qui est la sienne et à en avoir honte, tout comme jusqu'alors il s'en était montré fier et y avait cherché sa stabilité.
Nous commencerons bientôt à avoir peur de nos personnes et personnalités parce que nous saurons qu'elles ne nous appartiennent pas totalement.
Et au lieu de vociférer et de rugir : je crois ceci, je sens cela, je suis ainsi, je défends ceci, nous dirons plus humblement : au travers de moi on croit - on sent - on dit - on fait - on pense - on produit...
Witold Gombrowick, Ferdydurke, 1937



Constellation jaune 01

mercredi 20 mars 2013

La pesanteur et la grace :


Human Pyramid on Beach, Coney Island?, New York - 1930/34 - Walker Evans

L’amour, chez celui qui est heureux, est de vouloir partager la souffrance de l’aimé malheureux.
L’amour, chez celui qui est malheureux, est d’être comblé par la simple connaissance que l’aimé est dans la joie, sans avoir part à cette joie, ni même désirer y avoir part.
(...)
C’est une lâcheté de chercher auprès des gens qu’on aime (ou de désirer leur donner) un autre réconfort que celui que nous donnent les œuvres d’art, qui nous aident du simple fait qu’elles existent. Aimer, être aimé, cela ne fait que rendre mutuellement cette existence plus concrète, plus constamment présente à l’esprit. Mais elle doit être présente comme la source des pensées, non comme leur objet. S’il y a lieu de désirer être compris, ce n’est pas pour soi, mais pour l’autre, afin d’exister pour lui.
Simone Weil, La pesanteur et la grâce

vendredi 15 mars 2013

Une vision nouvelle :


Bedrich Grünzweig - Coney Island - 1950-1959


Uni à ses semblables par le plus fort de tous les liens, celui du destin commun, l’homme libre trouve qu’une vision nouvelle l’accompagne toujours, qui projette la lumière de l’amour sur les tâches quotidiennes. La vie de l’homme est une longue marche à travers la nuit, entouré d’ennemis invisibles, torturé par la fatigue et la douleur, vers une destination que peu de gens peuvent espérer atteindre, et où personne ne peut s’arrêter longtemps. L’un après l’autre, à leur rythme,nos camarades disparaissent de notre vue, happés par les ordres muets de la Mort toute-puissante. Nous disposons d’un temps très court pour les aider, le temps que se décident leur bonheur ou leur misère. Profitons-en pour illuminer leur chemin, soulager leurs peines avec les bienfaits de la sympathie, leur donner la joie pure d’une affection indéfectible, ranimer leur courage défaillant, leur redonner foi dans les moments difficiles.
Bertrand Russell, Mysticisme et Logique, 1918.


Bedrich Grünzweig - N.Y. subway - 1966

jeudi 14 mars 2013

Une très bonne journée :


Photos extraites du film Tabou de Michel Gomes - 2012                                                                                     : + :


Une bonne, une très bonne journée, c’est, dans le désordre, la fantaisie d’un moineau sur des toits d’ardoise grise, une odeur de soupe aux poireaux sur le palier d’un immeuble, une chemise blanche fraîchement repassée, des choses colorées dans la vitrine d’un magasin où l’on n’entrera pas, une parole qui ne vous était pas destinée, comme ce matin à l’arrêt de bus, cette jeune femme disant à une autre : "Les gens, c’est terrible, ils croient que c’est drôle d’être drôle." Une bonne, une très bonne journée peut fort bien être coupée de pluie. Le beau temps n’est pas une condition nécessaire à la gaieté. Une bonne, une très bonne journée, s'ouvre avec le salut mélancolique de Lorenzo, l'épicier à coté de la boutique d'Albain. Ses clients disparaissent de jour en jour. Son chien leur fait peur. "Ma que veux-tou que ye fasse, ce chien, il ne soupporte pas la clientèle. Ye ne peux pas le laisser  tout soul à la maison, il en devient nourasthénique. Tou comprends, y'aime bien les clients ma ye préfère mon chien, et ye ne pourrai plus le nourrir si ye ferme la boutique à cause de loui. Ce matin il a mordu une petite vieille qui venait ici depuis des années. Ye ne sais plou quoi faire, ye ne vois pas de solution"
Christian Bobin, Geai, 1998



mercredi 13 mars 2013

Personne ne prends soin :


Tracy Trash                                                                                                                                                                     : + :


Sandra Feusi

Le meneur de nourrissons
Sur la route
sèche et jaune
je mène à la traite
de petits morceaux
d'avenir
dont personne
ne prends soin
Leurs larmes
rythment
mon périple
ceux qui crient
peuvent encore
s'en sortir
Tout au bout
de la route
une paysanne
mi-ange
mi-génisse
leur rempliera
le ventre
d'un petit lait
de jour
Je suis
le Meneur
de nourrissons
payé au nombre
de survivants
Dans mon sillage
brille toujours
une traine d'or
et d'urine
c'est le beau chemin
de demain
Thomas Vinau, 2013
: + :


Alex Briatore


Lecon Austin


Bruce Davidson - 1933

mardi 12 mars 2013

Un point de vue si mystérieux :





Devenir amoureux, c’est individualiser quelqu’un par les signes qu’il porte ou qu’il émet. C’est devenir sensible à ces signes, en faire l’apprentissage (...). Il se peut que l’amitié se nourrisse d’observation et de conversation, mais l’amour naît et se nourrit d’interprétation silencieuse. L’être aimé apparaît comme un signe, une « âme », il exprime un monde possible inconnu de nous. L’aimé implique, enveloppe, emprisonne un monde, qu’il faut déchiffrer, c’est-à-dire interpréter. Il s’agit même d’une pluralité de mondes ; le pluralisme de l’amour ne concerne pas seulement la multiplicité des êtres aimés, mais la multiplicité des âmes ou des mondes en chacun d’eux. Aimer, c’est chercher à expliquer, à développer ces mondes inconnus qui restent enveloppés dans l’aimé. C’est pourquoi il nous est si facile de tomber amoureux de femmes qui ne sont pas de notre « monde », ni même de notre type. C’est pourquoi aussi les femmes aimées sont souvent liées à des paysages, que nous connaissons assez pour souhaiter leur reflet dans les yeux d’une femme, mais qui se reflètent alors d’un point de vue si mystérieux que ce sont pour nous comme des pays inaccessibles, inconnus (...).
Il y a donc une contradiction de l’amour. Nous ne pouvons pas interpréter les signes d’un être aimé sans déboucher dans ces mondes qui ne nous ont pas attendu pour se former, qui se formèrent avec d’autres personnes, et où nous ne sommes d’abord qu’un objet parmi les autres. L’amant souhaite que l’aimé lui consacre ses préférences, ses gestes et ses caresses. Mais les gestes de l’aimé, au moment même où ils s’adressent à nous et nous sont dédiés, expriment encore ce monde inconnu qui nous exclut. L’aimé nous donne des signes de préférence ; mais comme ces signes sont les mêmes que ceux qui expriment des mondes dont nous ne faisons pas partie, chaque préférence dont nous profitons dessine l’image du monde possible où d’autres seraient ou sont préférés.
Gilles Deleuze, Proust et les signes, 1964,



Ce matin, Monsieur Monsieur s’en va se promener.
Sous une branche de Charmilla Moremilla, Monsieur Monsieur rencontre Mademoiselle Moiselle. « C’est bizarre », pense Monsieur Monsieur de retour chez lui, « il me manque un bras ! »
Il revient sous la branche où il trouve son bras et celui de Mademoiselle Moiselle en train de se serrer la main. Mademoiselle Moiselle est revenue, elle aussi.  « C’est bizarre », pense Mademoiselle Moiselle, de retour chez elle, « … il me manque un bras et une jambe. »
« De son côté, Monsieur Monsieur, à qui il manque aussi un bras et une jambe, retourne sous la branche. Il arrive en même temps que Mademoiselle Moiselle.
« C’est vraiment bizarre », pense Monsieur Monsieur, de retour chez lui, « je laisse beaucoup de moi-même sous cette branche de Charmilla. »
« C’est vraiment bizarre », pense Mademoiselle Moiselle, de retour chez elle, « je laisse beaucoup de moi-même sous cette branche de charmilla. »
Mademoiselle Moiselle et Monsieur Monsieur se retrouvent sous la branche. Ils disent : « Je crois que je sais ce qui nous arrive, nous sommes amoureux. »
« Je vous aime… » dit Monsieur Monsieur.
« Je vous aime… » dit Mademoiselle Moiselle.
Claude Ponti, Bizarre... Bizarre,
 

lundi 11 mars 2013

Au prix de séparer :


Andrej Rublëv - Détail de l’icône de la Sainte Trinité -  de à

Certains souhaitent que l'art inscrive sous une forme indélébile la mémoire des horreurs du siècle. D'autres veulent qu'il aide les hommes d'aujourd'hui à se comprendre dans la diversité de leurs cultures. D'autres encore nous expliquent que l'art aujourd'hui produit - ou doit produire - non plus des œuvres pour des amateurs mais des nouvelles formes de relations sociales pour tous. Mais l'art ne travaille pas pour rendre les contemporains responsables à l'égard du passé ou pour construire des rapports meilleurs entre les différentes communautés. Il est un exercice de cette responsabilité ou de cette construction. Il l'est dans la mesure où il prend dans son égalité propre les diverses sortes d'arts qui produisent des objets et des images, de la résistance et de la mémoire. Il ne se dissout pas en relations sociales. Il construit des formes effectives de communauté : des communautés entre objets et images, entre images et voix, entre visages et paroles, qui tissent des rapports entre des passés et un présent, entre des espaces lointains et un lieu d'exposition. Ces communautés n'assemblent qu'au prix de séparer, ne rapprochent qu'au prix de créer de la distance. Mais séparer, créer de la distance, c'est aussi mettre les mots, les images et les choses dans une communauté plus large des actes de pensée et de création, de parole et d'écoute qui s'appellent et se répondent. Ce n'est pas développer des bons sentiments chez les spectateurs, c'est les convier à entrer dans le processus continué de création de ces communautés sensibles. Ce n'est pas proclamer que tous sont artistes. C'est dire que toujours l'art vit de l'art qu'il transforme et de celui qu'il suscite à son tour. 
Jacques Rancière,
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Andrej Rublëv - Icône de l'Apôtre Paul


samedi 9 mars 2013

L'impact terrifiant :



Depuis des années les nazis et les habitants de Vega s'étaient installés dans son quartier, et il était certain qu'ils ne s'en tenait pas là. Partout et jusqu'au plus hautes arcanes de l’État, le complot des créatures de l'Espace étendait ses ramifications destructrices. Andreas pouvait s'en rendre compte chaque jour,  en regardant les émissions de télévision. Il y avait cet animateur de jeu qui complotait contre le Pape, et le premier ministre Balladur dont tout laissait croire qu'il transformait les gens en poupées.
(...)
Ses souvenirs deviennent passablement flous à partir de là, mais il semblerait qu'une angoisse absolue et à l'impact terrifiant l'ait pour ainsi dire happé.
Les témoignages recueillies lors de ses divers interrogatoires divergent à chaque fois.
- Écouter, ils étaient en train de m'envoyer des ondes radio dans le cerveau et quelqu'un m'avait volé mon artère pulmonaire, je n'avais plus de sang et son chien représentait une menace... (extrait des premiers interrogatoires, le16 décembre 1993).
- Tout le monde sait que cette ville est aux mains de nazis et de tous ces toxicos, les vrais, ceux drogués aux substances aliens. Ils travaillent tous avec les Vegans, et contre le Pape... Le chien s'est transformé en Lupoïde de combat, une arme des Vegans... Et en plus je savais qu'on cherchait à m'affamer, avec tout cet acide qu'on m'envoyait dans le foie... (cité au premier procès, 10 décembre 1994).

Maurice G. Dantec, Les racines du mal, 1995

'Pope no more' les FEMEN à Notre Dame de Paris, 12 février 2013, Jacob Khrist                              : + : : + :




mercredi 6 mars 2013

Elle n'avait pas de chemin :



Julie et ses dentelles !

Les dentelles de Montmirail
Au sommet du mont, parmi les cailloux, les trompettes de terre cuite des hommes des vieilles gelées blanches pépiaient comme de petits aigles.
Pour une douleur drue, s'il y a douleur.
La poésie vit d'insomnie perpétuelle.
Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot. Mais il le prononce à voix si basse que nul ne l'entend jamais.
Il n'y a pas de repli ; seulement une patience millénaire sur laquelle nous sommes appuyés.
Dormez, désespérés, c'est bientôt jour, un jour d'hiver.
Nous n'avons qu'une ressource avec la mort : faire de l'art avant elle.
La réalité ne peut être franchie que soulevée.
Aux époques de détresse et d'improvisation, quelques-uns ne sont tués que pour une nuit et les autres pour l'éternité : un chant d'alouette des entrailles.
La quête d'un frère signifie presque toujours la recherche d'un être, notre égal, à qui nous désirons offrir des transcendances dont nous finissons à peine de dégauchir les signes.
Le probe tombeau : une meule de blé. Le grain au pain, la paille pour le fumier.
Ne regardez qu'une fois la vague jeter l'ancre dans la mer.
L'imaginaire n'est pas pur : il ne fait qu'aller.
Les grands ne se perpétuent que par les grands. On oublie. La mesure seule est blessée.
Qu'est-ce qu'un nageur qui ne saurait se glisser entièrement sous les eaux ?
Avec des poings pour frapper, ils firent de pauvres mains pour travailler.
Les pluies sauvages favorisent les passants profonds.
L'essentiel est ce qui nous escorte, en temps voulu, en allongeant la route. C'est aussi une lampe sans regard, dans la fumée.
L'écriture d'un bleu fanal, pressée, dentelée, intrépide, du Ventoux alors enfant, courait toujours sur l'horizon de Montmirail qu'à tout moment notre amour m'apportait, m'enlevait.
Des débris de rois d'une inexpugnable férocité.
Les nuages ont des desseins aussi fermés que ceux des hommes.
Ce n'est pas l'estomac qui réclame la soupe bien chaude, c'est le cœur.
Sommeil sur la plaie pareil à du sel.
Une ingérence innommable a ôté aux choses, aux circonstances, aux êtres, leur hasard d'auréole. Il n'y a d'avènement pour nous qu'à partir de cette auréole. Elle n'immunise pas.
Cette neige, nous l'aimions, elle n'avait pas de chemin, elle découvrait notre faim.

René Char, 1960



L'idée d'une poussée

Les trois arêtes des Dentelles. — Depuis le Sud de Gigondas jusqu'à l'Ouest de Suzette se développent trois rangées de crêtes aiguës et arquées, couronnées de rochers festonnés et séparées par deux étroits vallons. Ce sont les Dentelles de Gigondas ou Dentelles de Montmirail, modestes par leur altitude puisque la plus haute, celle du Turc, n'atteint guère que 630 m., mais gracieuses et hardies à souhait, fort tourmentées aussi.

L'arête Nard ou arête des Fleurets correspond dans l'ensemble à un pli synclinal portlandien, long et étroit, surélevé entre deux failles, tantôt très ouvert, tantôt très pincé, compliqué d'accidents dus à la rupture de sa charnière, et dont le soubassement kimmeridgien vient heurter ou même recouvrir les assises valanginiennes qui le bordent.
Il est malaisé de suivre pas à pas les avatars de ce noyau synclinal depuis son extrémité Sud-Ouest, trop disloquée pour laisser reconnaître la structure, jusqu'à son extrémité Nord-Est, où, au moment de se raccorder avec la Montagne de Saint-Amand, l'arête surbaissée se complique d'un synclinal secondaire.
A la Cluse des Fleurets on peut voir le calcaire portlandien se dresser vers le Nord-Ouest en un mur crénelé par l'érosion, se relever vers le Sud-Est pour former un escarpement au-dessus du talus signalant l'affleurement des calcaires moins solides du Kimmeridgien. Plus à l'Est le synclinal s'ouvre et montre son volet Nord puis l'amorce de son volet Sud déterminant un glacis rocailleux.
Vers le milieu de l'arête, sur son versant Sud, le Portlandien jaillit sous la forme d'une muraille festonnée et qui signale la rupture du synclinal devenu trop aigu. Là, un lambeau de calcaire marneux berriasien constitue la ligne de crête ; le fait qu'il se soit conservé à 589 m., à une altitude inférieure de moins de 10 m. au point culminant de l'arête, autorise à dire que le pli des Fleurets s'est manifesté à une date récente. Au-delà, la ligne de faîte est représentée par un bloc de Portlandien relevé vers le Nord-Ouest, tranché dans cette direction en une belle falaise, qui se juxtapose au mur à peine saillant formé par ce même niveau calcaire et tourné vers le Sud-Est. Il semble bien que l'on ait affaire aux deux flancs basculés l'un par rapport à l'autre du synclinal qui s'est brisé.

L'arête médiane au arête du Turc marque la réapparition des calcaires tithoniques par-delà le synclinal gorgé de marno-calcaires néocomiens broyés sous la violence des compressions latérales. Cette arête représente, d'un côté, un anticlinal très aigu dont la charnière s'est rompue, de l'autre, un morceau d'anticlinal, c'est-à-dire une cuesta : vers l'Est les deux panneaux de calcaire portlandien verticaux ou même légèrement déversés au Nord, s'appliquent l'un
contre l'autre sans interposition du Kimmeridgien ; vers l'Ouest, le pli s'exhausse et se faille, il n'en subsiste que le flanc Nord dans les calcaires portlandîens et kimnieridgiens hérissés.
Dans cette arête médiane qui s'offre en tranches très redressée, aux actions subaériennes, installée à la faveur de traces confuses de stratification et de plans de clivage nés du mouvement de compression, de l'application brutale des deux flancs de l'anticlinal, l'érosion a dégagé d'étroits couloirs entre des lames crénelées de calcaire portlandien qui se trouve ainsi sculpté et ajouré à la manière d'une dentelle.

La cuesta du Grand Montmirail se dresse en bordure de la zone déprimée comme une forme de relief plus apaisée, tout au moins à la hauteur de Lafare. Il s'agit du flanc Nord d'un anticlinal éventré qui devait recouvrir la dépression triasique à un moment où les frêles ondulations tithoniques des Fleurets et du Turc ne s'étaient
pas encore manifestées. C'est une cuesta qui montre en affleurement toute la série du Jurassique supérieur : au-dessus des vallonnements de marnes noires callovo-oxfordiennes, verticales au contact du Trias diapir, un talus se développe au niveau des assises du Rauracien, du Séquanien et du Kimmeridgien inclinées à 45° vers le Nord-Ouest, jusqu'à la corniche blanchâtre du Portlandien.
Mais à chaque extrémité de la côte on ne retrouve plus cette belle ordonnance. Un pli-faille redouble la falaise du Portlandien et son soubassement kimmeridgien au Nord-Est, par-delà le ruisseau qui draine en partie les vallons néocomiens et franchit la barre rocheuse vraisemblablement à la faveur d'un accident transversal. Au Sud-Ouest il semble que la voûte, ailleurs détruite, qui faisait suite au volet synclinal du Grand Montmirail, s'est effondrée, donnant ainsi le bloc calcaire disloqué qui forme un large promontoire au milieu des basses terres.
Ces accidents ne sont pas sans rapport avec ceux qui affectent la moitié Ouest de l'arête du Turc, arête qui, d'autre part, s'ennoie brutalement vers l'Est. On peut considérer les deux Dentelles méridionales comme autant de branches d'un arc dont la corde serait représentée par l'arête Nord ; arc gonflé en son centre, au droit de Lafare, où la démolition de la voûte calcaire devait être très avancée lorsqu'il a été mis en place, pincé et rompu à ses deux extrémités.
Au Sud-Ouest la torsion est si violente que les deux plis, peut-être un moment soudés en un anticlinal unique, ont éclaté ; ils se réduisent à des chicots enchevêtrés dans les marnes noires, puis dans une bande de Trias, étroite et tordue, à l'endroit où l'агc de plis vient déborder l'arête des Fleurets. Tout cela s'accorde avec l'idée d'une poussée venue du Nord-Est et exerçant ses effets maxima au Sud-Ouest sur des assises qui paraissent impuissantes à se défiler comme si elles butaient contre quelque obstacle caché. Le Trias, cerné de toutes parts, pourvu d'une pression hydrostatique énorme, aurait giclé au coeur de cette zone anticlinale comprimée et disloquée en entraînant dans son ascension les marnes du Callovo-Oxfordien. Ainsi une tectonique exaspérée en bordure du niveau de base local explique la disparition de l'arc externe, d'autant plus vulnérable que le Tithonique y était depuis fort longtemps soumis aux actions subaériennes, et la décrépitude de l'extrémité occidentale de l'arc interne.
La cuesta du Grand Montmirail se continue jusqu'à la hauteur de Suzette mais rejetée de 600 m. en arrière de sa direction primitive. Ce décrochement provient assurément d'un retard dans la démolition de l'anticlinal dont la cuesta représente un morceau du flanc Nord. Mieux conservé au cœur du massif qu'il ne pouvait l'être au-dessus de Lafare, cet anticlinal, qui appartenait d'autre par à un puissant bombement, a fait obstacle à la poussée venue du Nord-Ouest.

Gilbert Armand, Le relief du massif de Gigondas-Suzette,
Revue de géographie alpine. 1950, Tome 38 N°4. pp. 593-622. : + :
 explication géologique simplifiée : + :




vendredi 1 mars 2013

Je ne promets rien :


Bill Wadman - Motion                                                                                                             : + :

Il y a des hommes qui n’ont pas encore admis la malédiction divine. Ils ne travailleront pas à la sueur de leurs fronts. Rien ne leur est de rien dans le vaste monde déchu. Ils n’ont d’intérêt ni dans la botanique, ni dans l'ethnographie, ni dans l’histoire du droit. Rien ne leur est de rien que cette étincelle au fond de leurs yeux, et il y a malheureusement des miroirs. Dès qu’ils l’ont vu, tout est bien fini. Ils ne feront plus comme les autres hommes, ils ont maintenant une idée de la déchéance. On sait qu’ils n’ont pas le sens commun, on les traite de fous, ces sages qui ont repris la conscience de leur noblesse ancienne. Que leur importe : ils ne travailleront pas à la sueur de leur front.
(...)
On me tolère. C'est tout ce qu'on peut pour moi. Il faut voir la figure que je prends chez les autres. naturellement. A chaque geste mon gras sens que, jusqu'à la poussière en suspens, tout dans cette atmosphère tranquille ne fait que me tolérer pour la minute. Comme un singe : ce que peut penser le calorifère d'un singe qui se croit chez lui à partir de vingt et un degré Réaumur. Chaque regard signifie : ENFIN. Et toutes les phrases supposent une restriction mentale, si nous avions agi comme toi, serais-tu là ? Les meilleurs sont ainsi. Il voudrait bien chasser de leur mémoire ce problème offensant qui les trouble, qui parfois les force à se juger avec moi-même. Qu'est-ce que çà réveille donc qu'on aurait jugé endormi ? C'est agaçant ce scandale en chair et en os, là, dans son fauteuil, la pendante, qui fume. Vas-tu te décider, prendre un parti ? Moi,je les regarde. Ce qui les enrage, c'est qu'après tout ils n'ont aucune raison à se donner de l'obscure partialité qu'ils éprouvent en eux pour ma folie. Je parle des meilleurs. Rien. Si encore j'étais un artiste, un poète. Il y a de grandes prérogatives pour ces gens-là. On peut toujours espérer qu'ils feront quelque chose. Espoir reposant. L'art, cela retient un peu le jugement, à cause du mystère. On respecte aussi cette faculté potentielle, le talent. Si ce Monsieur allait écrire ou peindre un chef d'oeuvre. Mais moi songez-donc. Je ne promets rien. On ne peut pas se promettre à mes dépens.
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Est-ce que je vais donner mes raisons maintenant ? Je laisse aux toxicomanes de toutes catégories leur goût du prosélytisme. Je sais qu'il y a dans le monde d'autres individus qui ont éprouvé ce que j'éprouve, qui l'éprouvent encore. Je ne cherhce pas à les connaître. Je n'ai pas non plus l'instinct grégaire. C'est à peine si pour moi même, et moi seul,  je suis un cas. Je n'ai pas de curiosité. Je l'ai dit, je ne m'amuse pas. Je déteste la sottise.
Louis Aragon, Le cahier noir, 1926