Bill Wadman - Motion : + : |
Il y a des hommes qui n’ont pas encore admis la malédiction divine. Ils ne travailleront pas à la sueur de leurs fronts. Rien ne leur est de rien dans le vaste monde déchu. Ils n’ont d’intérêt ni dans la botanique, ni dans l'ethnographie, ni dans l’histoire du droit. Rien ne leur est de rien que cette étincelle au fond de leurs yeux, et il y a malheureusement des miroirs. Dès qu’ils l’ont vu, tout est bien fini. Ils ne feront plus comme les autres hommes, ils ont maintenant une idée de la déchéance. On sait qu’ils n’ont pas le sens commun, on les traite de fous, ces sages qui ont repris la conscience de leur noblesse ancienne. Que leur importe : ils ne travailleront pas à la sueur de leur front.(...)On me tolère. C'est tout ce qu'on peut pour moi. Il faut voir la figure que je prends chez les autres. naturellement. A chaque geste mon gras sens que, jusqu'à la poussière en suspens, tout dans cette atmosphère tranquille ne fait que me tolérer pour la minute. Comme un singe : ce que peut penser le calorifère d'un singe qui se croit chez lui à partir de vingt et un degré Réaumur. Chaque regard signifie : ENFIN. Et toutes les phrases supposent une restriction mentale, si nous avions agi comme toi, serais-tu là ? Les meilleurs sont ainsi. Il voudrait bien chasser de leur mémoire ce problème offensant qui les trouble, qui parfois les force à se juger avec moi-même. Qu'est-ce que çà réveille donc qu'on aurait jugé endormi ? C'est agaçant ce scandale en chair et en os, là, dans son fauteuil, la pendante, qui fume. Vas-tu te décider, prendre un parti ? Moi,je les regarde. Ce qui les enrage, c'est qu'après tout ils n'ont aucune raison à se donner de l'obscure partialité qu'ils éprouvent en eux pour ma folie. Je parle des meilleurs. Rien. Si encore j'étais un artiste, un poète. Il y a de grandes prérogatives pour ces gens-là. On peut toujours espérer qu'ils feront quelque chose. Espoir reposant. L'art, cela retient un peu le jugement, à cause du mystère. On respecte aussi cette faculté potentielle, le talent. Si ce Monsieur allait écrire ou peindre un chef d'oeuvre. Mais moi songez-donc. Je ne promets rien. On ne peut pas se promettre à mes dépens.(...)Est-ce que je vais donner mes raisons maintenant ? Je laisse aux toxicomanes de toutes catégories leur goût du prosélytisme. Je sais qu'il y a dans le monde d'autres individus qui ont éprouvé ce que j'éprouve, qui l'éprouvent encore. Je ne cherhce pas à les connaître. Je n'ai pas non plus l'instinct grégaire. C'est à peine si pour moi même, et moi seul, je suis un cas. Je n'ai pas de curiosité. Je l'ai dit, je ne m'amuse pas. Je déteste la sottise.
Louis Aragon, Le cahier noir, 1926