samedi 30 novembre 2013

Y trouver ce qui manqua :

 
Une simulation de l'évaporation d'un mini trou noir dans le détecteur Atlas du LHC -Cern

...celui qui sait déjà ne peut aller au-delà d'un horizon connu.
J'ai voulu que l'expérience conduise où elle menait, non la mener à quelque fin d'avance. Et je dis aussitôt qu'elle ne mène à aucun havre (mais en un lieu d'égarement, de non-sens). J'ai voulu que le non-savoir en soit le principe - en quoi j'ai suivi avec une rigueur plus âpre une méthode où les chrétiens excellèrent (ils s'engagèrent aussi loin dans cette voie que le dogme le permit). Mais cette expérience née du non-savoir y demeure décidément. Elle n'est pas ineffable, on ne la trahit pas si l'on en parle, mais aux questions du savoir, elle dérobe méme a l'esprit les réponses qu'il avait encore. L'expérience ne révèle rien et ne peut davantage fonder la croyance qu'en partir.
L'expérience est la mise en question (à l'épreuve) dans la fièvre et l'angoisse, de ce qu'un homme sait du fait d'être.
(...)
J'appelle expérience un voyage au bout du possible de l'homme. chacun ne peut pas faire ce voyage, mais s'il le fait, cela suppose nier les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. Du fait qu'elle est négation d'autres valeurs, d'autres autorités, l'expérience ayant l'existence positive devient elle-même positivement la valeur de l'autorité.
(...)
C'est la séparation  de la transe des domaines du savoir, du sentiment, de la morale, qui oblige à construire des valeurs réunissant au-dehors les éléments de ces domaines sous formes d'entités autoritaires, quand il fallait ne pas chercher loin, rentrer en soi-même au contraire pour y trouver ce qui manqua du jour où l'on contesta les constructions. "Soi-même", ce n'est pas le sujet s'isolant du monde, mais un lieu de communication, de fusion et de l'objet.
Georges Bataille, L'expérience intérieure, 1943, : + :



jeudi 28 novembre 2013

Que ce soit d'amour :


Jean Rougé - Passe pirouette                                                                                                  : + :

Et ce n'est pas seulement nos œuvres, mais tout ce que notre monde a produit, depuis des siècles, que les flammes, l'incurie ou la vermine finiront par anéantir. Ainsi, de Shirine avisant Khosrow, du haut de Féchauguette ; et Khosrow contemplant Shirine, qui se baigne, au clair de la lune ; et tous les délicats regards de tous les amants délicats ; Rustam au fond du puits, qui terrasse le démon blanc ; Majnûn languissant au désert, avec le tigre blanc et les mouflons apprivoisés ; et le chien de berger félon, démasqué et pendu pour avoir offert à la louve, qu'il couvrait chaque nuit, un agneau du troupeau dont il avait la garde ; et les rinceaux de fleurs et d'anges, de rameaux et d'oiseaux, de feuillages et de branchages, qui firent verser tant de larmes ; les joueurs de luth qui illustrent les vers mystérieux de Hâfiz ; les milliers de corniches décorées de motifs par les novices, par les maîtres, qu'elles ont fini par rendre à moitié, puis totalement, aveugles ; les plaques écrites, apposées aux murs, sur le dessus des portes ; tous ces distiques dissimulés dans la facture compliquée des encadrements ; les humbles signatures, perdues dans les rohers, sous les buissons, au pied des murs, sous les toitures, au coin des façades, sous la semelle d'un soulier ; les fleurs qui couvrent par milliers les couvertures des amants ; les têtes coupées des infidèles, attendant patiemment l'assaut, par l’aïeul de notre Sultan, d'une ville qu'il a vaincue. Toutes les tentes et les canons, et les fusils, à l'arrière-plan, quand les ambassadeurs des pays infidèles viennent baiser les pieds de Farrière - grand-père de notre Sultan, auxquels tu travaillas aussi, quand tu étais encore tout jeune ; les diables, avec ou sans queue, avec ou sans cornes, aux dents et aux ongles pointus ; les milliers d’espèces d’oiseaux, parmi lesquels la huppe sage, le moineau sautillant, le milan stupide et le rossignol poète ; les chats qui se tiennent bien, les chiens qui se tiennent mal ; les nuées qui galopent ; les petits brins d’herbe adorables, identiques sur mille images ; les rochers, aux ombres naïves, et les cyprès, les grenadiers, et les platanes par milliers, leurs feuilles tracées une à une avec une patience angélique ; et ces palais, avec toutes leurs briques, qui reproduisent les palais de Tahmasp ou Tamerlan, mais qui illustrent des histoires tant de fois plus anciennes ; les princes par milliers, qui écoutent, dans la campagne, mélancoliques, la musique jouée pour eux par des femmes et des garçons, assis sur des tapis à l'ombre d’arbres en fleurs, au printemps ; les merveilleux motifs de ces tapis et des faïences, qui coûtèrent aux petites mains des apprentis, de Samarcande ou de chez nous, depuis un siècle et demi, tant de larmes et de coups de bâton ; les jardins merveilleux, les milans noirs qui planent, au-dessus des champs de bataille, sur les morts innombrables, et les parties de chasse de nos souverains, poursuivant délicatement les gazelles aussi délicates, qui fuient, tremblantes, devant eux ; les ennemis en servitude, la mort des rois, les galions infidèles, les cités rivales, et la sombre clarté qui tombe des étoiles, ces nuits, que hantent les cyprès, et qui brillent comme si la nuit s’écoulait et brillait dans l’encre de ton pinceau, toutes tes scènes fondues au rouge, que ce soit d'amour ou de mort, tout, tout disparaîtra.
Orhan Pamuk, Mon nom est rouge, 1998, traduit du turc par Gilles Authier


Le Péregrin


Rives

mardi 26 novembre 2013

Tout devient supportable :


NFL New England Patriots v St. Louis Rams at Wembley Stadium                                                                           : + :



: + :

Il observait Elfie qui glissait parfois un œil en direction de la caravane, qui ignorait les grands écart, les pirouettes et les bâtons qui tournoyaient en scintillant. Il ne savait pas ce qu'était l'amour. Il ne savait pas à quoi çà servait. Mais il savait qu'il se le coltinait partout où il allait, c'était une scabreuse tâche de pourriture, de contagion, qu'on ne pouvait pas guérir. Que la rage ne guérissait pas. Que l'indulgence ne faisait qu'empirer, attiser, se développer comme un cancer. Et çà avait fichu sa vie en l'air. Pas maintenant, pas à cet instant. Bien avant. le monde lui avait paru être un endroit agréable et vivable. Brutal, oui, mais il y trouvait une sorte de joie. Sur le terrain de football ou dans les bars, la brutalité était une fête. Les hommes se faisaient estropier sans que la méchanceté entre en en jeu, et c'était parfois pareil en amitié - souvent, même. Solitaire, oui. On est seul quand on court. On est seul quand on sue. La préparation douloureuse s'effectue en solitaire. Une élongation musculaire, un genou tordu, çà ne se divise pas. Mais nom de Dieu, qui a jamais cru le contraire ? Une fois qu'on sait çà, tout devient supportable.
Harry Crews, La foire aux serpents, 1976, traduit de l'américain par Nicolas Richard





dimanche 24 novembre 2013

L'unique mission du monde :


UbuWeb : +YT : + :

Hier un homme des cites
parlait a la porte de l’auberge.
Il me parlait a moi aussi.
Il parlait de la justice et du combat qui se livre pour que règne la justice
et des ouvriers qui souffrent
et du travail continuel, et de ceux qui ont faim,
et des riches, les seuls à être nés coiffes…

Et lors, me regardant, il vit des larmes dans mes yeux
et il sourit avec plaisir, pensant que j’éprouvais
la peine qu’il éprouvait, lui, et la compassion
qu’il disait éprouver.

(Mais moi je l’entendais à peine.
Que m’importent à moi les hommes
et ce qu’ils souffrent et croient souffrir?
Qu’ils soient comme moi - et ils ne souffriront pas.
Tout le mal du monde vient de ce que nous nous tracassons les uns les autres,
soit pour faire le bien, soit pour faire le mal,
notre âme et le ciel et la terre nous suffisent.
Vouloir plus est perdre cela, et nous vouer au malheur.)

Ce à quoi je pensais, moi,
alors que parlait l'ami du genre humain
(et cela m'émut jusqu'aux larmes),
c'était comme au murmure lointain des galets
en cette fin de jour
sans ressemblance avec les cloches d'un oratoire
où eussent entendu la messe les fleurs et les ruisseaux
et les âmes simples comme la mienne.

(Dieu soit loué que je ne sois pas bon
et que j'aie l'égoïsme naturel des fleurs
et des fleuves qui poursuivent leur chemin
préoccupés sans le savoir
uniquement de fleurir et de couler;
La voilà, l'unique mission du monde,
celle d'exister clairement
et savoir le faire sans y penser.)

Et l'homme s'était tu, les yeux tournés vers le couchant,
mais quel rapport entre le couchant et celui qui hait et qui aime ?
Fernando Pessoa (Alberto Caeiro), Le gardeur de troupeaux, XXXII, 1946



jeudi 21 novembre 2013

Beschaulichkeit :


Theo Jansen - Sculpture cinétique                                                                                                                                : + :
 
Tous les livres étaient déjà écrits,
tous les exploits, semble-t-il, accomplis.
Tout ce que voyaient ses beaux yeux
était le fruit d’efforts très vieux.
Maisons, ponts, et chemins de fer
avaient vraiment quelque chose d’insigne.
Il songeait au bouillant Laertes,
à Lohengrin et à son doux cygne,
partout, déjà, le sublime était accompli,
remontait à des temps reculés.
On le voyait chevaucher dans les champs, solitaire.
La vie était échouée sur la grève
comme un canot qui ne peut plus tanguer, glisser.



Die Bücher waren alle schon geschrieben,
die Taten alle scheinbar schon getan.
Alles, was seine schönen Augen sah’n,
stammte aus früherer Bemühung her.
Die Häuser, Brücken und die Eisenbahn
hatten etwas durchaus Bemerkenswertes.
Er dachte an den stürmischen Laertes,
an Lohengrin und seinen sanften Schwan,
und üb’rall war das Hohe schon getan,
stammte aus längstvergang’nen Zeiten.
Man sah ihn einsam über Felder reiten.
Das Leben lag am Ufer wie ein Kahn,
der nicht mehr fähig ist zum Schaukeln, Gleiten.
Robert Walser (1878-1956), Comtemplation, Beschaulichkeit,, 1930, traduit de l’allemand par Marion Graf


jeudi 14 novembre 2013

Le problème essentiel :


Katarzyna Widmanska                                                                                                            : + :

"Je l'ai vue changer, a écrit Angela dans son journal. Celle pour qui j'éprouvais un profond respect n'est plus qu'une écorchée vive, ou presque. Si c'est çà l'amour, très peu pour moi ! Il veut faire d'elle et de nous des esclaves et elle fait de l'équilibre, sur la corde raide pour éviter de le fâcher. Elle n'a de goût pour rien et, si elle avait le choix, ce qu'elle préfèrerait, ce serait de s'allonger dans le noir, un bandeau sur les yeux, sans voir personne et sans rien faire. Et c'est une femme intelligente, qui croyait à la liberté !"
(...)

Katarzyna Widmanska - My body is not a cage

"Je sais que la nostalgie est un sentiment futile. J'ai parfois envie de déchirer certaines pages que j'ai écrites, où j'ai peut-être porté des jugements trop durs sur des gens ou des situations, mais j'ai décidé de tout laisser, parce que je veux garder le compte rendu de ce que j'ai réellement éprouvé sur le moment. Je veux avoir un compte rendu fidèle de toute ma vie. Comment s'empêcher de mentir, c'est ce que je considère comme étant partout le problème essentiel."
Alice Munro, Les lunes de Jupiter, Les Chaddeley et les Fleming, 1977, traduite de l'anglais (Canada) par Colette Tonge


Katarzyna Widmanska - Embrace the darkness brothel                              : + :

lundi 11 novembre 2013

Cet état paisible :




Aussi n’est-il plus besoin de ces procédés un peu rudes, étape que nous avons maintenant traversée : t’opposer à toi même, t’irriter contre toi-même, te faire violence ; ce qu’il te faut, c’est ce qui vient en dernier lieu : avoir confiance en toi, croire que tu es dans la bonne voie sans te laisser détourner par les fausses pistes de tous ceux qui se sont fourvoyés de tous les côtés, et qui parfois s’égarent dans les parages immédiats de la route. Ce que tu cherches, c’est une grande chose, une chose souveraine, toute proche de la divinité, c’est d’être inébranlable ; c’est cette assiette stable de l’âme, appelée en grec euthymia, sujet d’un remarquable ouvrage de Démocrite, et que j’appelle tranquillité. (...) Nous allons donc chercher comment l’âme peut avoir une démarche égale et avancer d’un cours heureux, comment elle peut s’accorder sa propre estime et envisager avec contentement tout ce qui lui appartient, comment elle peut éprouver une joie ininterrompue et persister dans cet état paisible, sans s’exalter ni se déprimer : ce sera là la tranquillité. Cherchons en général comment on peut y parvenir : tu prendras, du remède commun, la dose que tu voudras. Il faut parfois mettre en lumière un défaut dans son ensemble : chacun y reconnaîtra la part qui est la sienne ; tu comprendras en même temps combien le dégoût de soi est moins gênant pour toi que pour ceux qui, s’astreignant à exprimer de beaux sentiments et donnant à leurs efforts une étiquette pompeuse, se contraignent à feindre par point d’honneur plus que par volonté.
Sénèque, De la tranquilité de l'âme, 47-62



samedi 2 novembre 2013

La vie est transformée :


Gilles Sabrié - L'école : la sieste                                                                                                                            : + :

Dans le lit, à coté de ma petite sœur, j'écoute le chant qui vient de la cour. La vie est transformée par ces voix, ces présences, par leur entrain, la haute estime qu'elles ont pour elles-mêmes et pour les autres. Pour mes parents, pour nous tous, ce sont les vacances. Le mélange des voix et des paroles est si compliqué et si varié qu'on a l'impression que cette confusion, cette joyeuse rivalité vont continuer éternellement : alors, à ma surprise - car je suis surprise, bien que sachant comment se compose un canon -, le chant s'amenuise, l'on entend les deux voix qui s'évertuent.
Sois heureux, le monde est beau,
La vie n'est qu'un rêve.
Puis une seule voix, celle qui continue bravement, jusqu'à la fin. Une voix dans laquelle perce une note inattendue de supplication, d'avertissement, tandis qu'elle suspend dans l'air, l'une après l'autre, les dernières paroles : La vie - attends - n'est - doucement, attends - qu'un rêve.
Alice Munro, Les lunes de Jupiter, Les Chaddeley et les Fleming, 1977, traduite de l'anglais (Canada) par Colette Tonge

Galiéo - Barcelone sieste                                                                                                                                              : + :