dimanche 24 novembre 2013

L'unique mission du monde :


UbuWeb : +YT : + :

Hier un homme des cites
parlait a la porte de l’auberge.
Il me parlait a moi aussi.
Il parlait de la justice et du combat qui se livre pour que règne la justice
et des ouvriers qui souffrent
et du travail continuel, et de ceux qui ont faim,
et des riches, les seuls à être nés coiffes…

Et lors, me regardant, il vit des larmes dans mes yeux
et il sourit avec plaisir, pensant que j’éprouvais
la peine qu’il éprouvait, lui, et la compassion
qu’il disait éprouver.

(Mais moi je l’entendais à peine.
Que m’importent à moi les hommes
et ce qu’ils souffrent et croient souffrir?
Qu’ils soient comme moi - et ils ne souffriront pas.
Tout le mal du monde vient de ce que nous nous tracassons les uns les autres,
soit pour faire le bien, soit pour faire le mal,
notre âme et le ciel et la terre nous suffisent.
Vouloir plus est perdre cela, et nous vouer au malheur.)

Ce à quoi je pensais, moi,
alors que parlait l'ami du genre humain
(et cela m'émut jusqu'aux larmes),
c'était comme au murmure lointain des galets
en cette fin de jour
sans ressemblance avec les cloches d'un oratoire
où eussent entendu la messe les fleurs et les ruisseaux
et les âmes simples comme la mienne.

(Dieu soit loué que je ne sois pas bon
et que j'aie l'égoïsme naturel des fleurs
et des fleuves qui poursuivent leur chemin
préoccupés sans le savoir
uniquement de fleurir et de couler;
La voilà, l'unique mission du monde,
celle d'exister clairement
et savoir le faire sans y penser.)

Et l'homme s'était tu, les yeux tournés vers le couchant,
mais quel rapport entre le couchant et celui qui hait et qui aime ?
Fernando Pessoa (Alberto Caeiro), Le gardeur de troupeaux, XXXII, 1946