samedi 31 mai 2014

Aucune sorte de stimulation :


Patrick Harrison - Solar-Pac Apartments - Springfiled - Missouri - 1974

Quand je suis à la campagne, et que je n'ai aucune sorte de stimulation, ma pensée s'étiole, parce que toute ma tête s'étiole, à la ville on ne fait pas cette expérience catastrophique. Les gens qui quittent une grande ville et qui veulent maintenir leur niveau intellectuel à la campagne, comme disait Paul, doivent être dotés d'un énorme potentiel, et donc d'une incroyable réserve de substance cérébrale, mais eux aussi, à plus ou moins long délai, finissent par stagner et s'étioler, et la plupart du temps, quand ils prennent conscience de ce processus d'étiolement, il est déjà trop tard pour ce qu'ils veulent entreprendre, ils se ratatinent inéluctablement, et, quoi qu'ils fassent alors, cela ne leur sert plus à rien. C'est pourquoi pendant toutes ces années qu'à duré mon amitié avec Paul, j'ai pris l'habitude de mon rythme vital d'alternance entre la ville et la campagne, et j'ai bien l'intention de garder ce rythme jusqu'à la fin de mes jours, tous les quinze jours au moins à Vienne, tous les quinze jours au moins à la campagne. Car aussi vite que la tête se remplisse à ras bord à Vienne, aussi vite elle se vide à la campagne, et, en vérité, elle se retrouve aussi rapidement vidée à la campagne que remplie à ras bord à la ville, car la campagne est dans tous les cas beaucoup plus impitoyable pour la tête et ses intérêts que la ville, et j'entends la grande ville, ne pourra jamais l'être. A un être doué d'esprit la campagne prend tout et ne donne (presque) rien, alors que la grande ville ne cesse de donner, encore faut-il le voir, et, forcément, le sentir, mais rares sont ceux qui le voient, et ils ne le sentent pas davantage: ils sont attirés d'une manière odieusement sentimentale par la campagne, où, dans tous les cas, ils sont intellectuellement vidés en un rien de temps, et même pompés à mort, et, pour finir, définitivement ruinés. A la campagne l'esprit ne peut jamais s'épanouir, seulement à la ville, mais aujourd'hui les gens fuient la ville pour la campagne, parce qu'au fond ils tiennent trop à leurs aises pour faire usage de leur tête, qui est, naturellement, radicalement mise à l'épreuve à la ville, c'est la vérité, et ils aiment mieux se perdre dans la nature que, dans leur aveuglement borné, ils admirent sentimentalement sans la connaître, que profiter des immenses avantages qu'offre la grande ville, et surtout la grande ville d'aujourd'hui, avantages qui ne font que croître et se multiplier merveilleusement avec le temps et l'histoire - mais ils ne seraient sans doute pas capables d'en profiter. Je connais la mortelle campagne et je la fuis tant que je peux, au prix d'avoir à vivre dans une grande ville, dont, finalement, le nom importe peu, et qui peut être aussi laide que l'on veut, elle vaudra toujours pour moi cent fois mieux que la campagne.
Thomas Bernhardt, Le neveu de Wittgenstein,  traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery, 1982


Katrina Anne Muur - Very Andrea Branzi

mercredi 28 mai 2014

La régularité des formes :


Dalia Nosratabadi - Gravity - Himalia - 2014                                                                                                                    : + :


L'anhinga 

Si la régularité des formes, l'accord des proportions, et les rapports de l'ensemble des parties donnent aux animaux ce qui fait à nos yeux la grâce et la beauté, si leur rang près de nous n'est marqué  que par ces caractères; si nous ne les distinguons qu'autant qu'ils nous plaisent, la nature ignore ces distinctions et il suffit pour qu'il lui soient chers qu'elle leur ait donné l'existence et la faculté de se multiplier : elle nourrit également au désert l'élégante gazelle et le difforme chameau, le joli chevrotin et la gigantesque girafe ; elle lance à la fois dans les airs l'aigle superbe et le hideux vautour ; elle cache sous terre et dans l'eau mille générations d'insectes de formes bizarres et disproportionnées; enfin admet les composés les plus disparates pourvu que par les rapports résultant de leur organisation ils puissent subsister et se reproduire : c'est ainsi que sous la forme d'une feuille elle fait vivre les mantes; que sous une coque sphérique pareille à celle d'un fruit elle emprisonne les oursins; qu'elle filtre le vie et ramifie pour ainsi dire dans les branches de l'étoile de mer; qu'elle aplatit en marteau la tête de la zygène et arrondit en globe épineux le corps entier du poisson lune. Mille autres productions de figures non moins étranges ne nous prouvent elles pas que cette mère universelle a tout tenter pour enfanter, pour répandre la vie et l'étendre à toutes les formes possibles ? Non contente de varier le trait primitif de son dessin dans chaque genre, en le fléchissant sous les contours auxquels il pouvaient se prêter, ne semble-t-elle pas avoir voulu tracer d'un genre à un autre, et même de chacun à tous les autres, des lignes de communication, des fils de rapprochement et de jonction, au moyen desquels rien n'est coupé et tout s'enchaine depuis le riche et le plus hardi de ses chefs-d’œuvre jusqu'au plus simple de ses essais ?

Georges Louis Leclerc de Buffon
: + :

mercredi 14 mai 2014

Laisse-les :


Echelle photographique noir et blanc                                                                                                                              : + :
Ode au présent

Ce
présent
lisse
comme une planche,
frais,
cette heure-ci,
ce jour
comme une coupe neuve
- du passé
pas une seule
toile d’araignée -,
nous touchons
des doigts
le présent,
nous en taillons
la mesure,
nous dirigeons
son flux,
il est vivant
et vif,
il n’a rien
d’un irrémédiable hier,
d’un passé perdu,
il est notre
créature,
il grandit
en ce
moment, le voici portant
du sable, le voici mangeant
dans notre main,
attrape-le,
qu’il ne nous glisse pas entre les doigts,
qu’il ne se perde pas en rêves
ni en mots
saisis-le,
tiens-le
et commande-lui
jusqu’à ce qu’il t’obéisse,
fais de lui un chemin,
une cloche,
une machine,
un baiser, un livre,
une caresse,
taille sa délicieuse
senteur de bois
et fais-t’en
une chaise,
tresse-lui
un dossier,
essaie-la,
ou alors
une échelle !
Oui,
une échelle,
monte
au présent,
un échelon
après l’autre,
les pieds
assurés sur le bois
du présent,
vers le haut,
vers le haut,
pas très haut,
assez
pour
réparer
les gouttières
du plafond,
pas très haut,
ne va pas au ciel,
atteins
les pommes,
pas les nuages,
ceux-là
laisse-les
passer dans le ciel, s’en aller
vers le passé.

Tu
es
ton présent,
ton fruit :
prends-le
sur ton arbre,
élève-le
sur ta
main,
il brille
comme une étoile,
touche-le,
mords dedans et marche
en sifflotant sur le chemin.
Pablo Neruda, Nouvelles odes élémentaires, 1955, traduit de l'espagnol par Jean-Francis Reille



mardi 13 mai 2014

Recommence de plus belle :



Sandra Hoyn - die kampfkinder - 2011                                                                                                                               : + :

    Et frappe et frappe et frappe

    et frappe encore et encore une fois
    et ainsi de suite
    et une fois deux fois trois fois jusqu'à mille
    et recommence de plus belle
    et frappe la grande table de multiplication et la petite table de multiplication
    et frappe et frappe et frappe
    page 222 page 223 page 224 et ainsi de suite jusqu'à la page 299
    passe la page 300 et continue par la page 301 jusqu'à la page 400
    et frappe ceci une fois en avant deux fois en arrière trois fois en haut et quatre fois en bas
    et frappe les douze mois
    et les quatre saisons
    et les sept jours de la semaine
    et les sept tons de la gamme
    et les six pieds des iambes
    et les nombres pairs des maisons
    et frappe
    et frappe le tout ensemble
    et le compte y est
    et fait un.

    

Jean Arp, Jours effeuillés, 1966


samedi 10 mai 2014

Ce qu'elle profère :


Simon Hentaï - Collage - 1950                                                                                                 : + :




Pourquoi...            j'oublie..,                        la parole en déplacement
s'oublie.., pour aveugler...            Et le sol - toujours
un peu plus haut, à hauteur de la tête forée par ce qu'elle
profère autant que par ce qu'elle a sans mot dire
perçu déjà...                        à hauteur de la tête levée, là
- et pour l'aveugler..,                        jusqu'à un fond où quelque
ajour sans fin, comme on avance, criblant, aura tout
            emporté            même emporté la question
...........

Ce qui au plus profond comme au centre   -    du
sommeil ( où le rêve sera resté d'un tenant ) se
découvre soustrait toujours, silence              dans la mutité du
rêve, est à nouveau parole opaque, parole qui insiste,
substrat épais, compacité de parole sur-le-champ
réfractaire à ce qui est dit, que la parole à prononcer soit
émise ou tue de nouveau - jour qui froisse..,          au
plus près.

Extraits de Poussière sculptée, André du Bouchet
: + :
 

Peinture - 1953

mardi 6 mai 2014

Spécialement toi :




Mieux vaut l'aveugle, oncle John, mieux vaut l'aveugle qui pisse par la fenêtre que le farceur qui l'y a conduit. Et tu sais qui c'est le farceur, oncle John ? Eh ben, c'est quasiment tout le monde, tous les fis de garce qui regardent ailleurs quand la merde commence à voltiger, tous les vachards qui se prélassent sur leur schnoutz avec un pouce dans le trou de balle et l'autre dans la bouche en faisant des prières pour qu'il ne leur arrive rien ; tous les trousseurs de jupons qui se figurent pisser de la limonade, tous les chouchoux à leurs mémère soi-disant faits à l'image du bon Dieu, ce qui me fait penser que j'aimerais pas le rencontrer par un nuit sans lune, celui-là ! Et même toi, oncle John, spécialement toi : ceux qui s'en vont flairent la merde comme on va aux truffes , la bouche grande ouverte, et qui font semblant d'êt' tout surpris quand quelqu'un leur colle un étron dedans.
Jim Thomson, 1275 âmes, 1966, traduit de l'anglais par Marcel Duhamel