mardi 26 février 2013

Que tu n'aies dit je t'aime :

 
Olivier Voisin - Syrie août 2012                                                                                                                          : + :

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Olivier Voisin est mort le 24 février 2013, il y a longtemps qu'on ne s'était pas vu, adieu.
"Celui qui croyait au ciel,
Celui qui n'y croyait pas."

On vient sentir ta bouche
Que tu n'aies dit je t'aime
On vient sentir ton cœur
Quelle étrange époque vivons-nous, ma toute gracieuse

Quant à l'amour,
On lui donne le fouet
Le long des remparts sentinelles
L'amour, on l'enfouit au fond d'une arrière-cour
En cette impasse torve, torturée par le froid
Brille l'amour
Par la grâce nourricière des chants et des poèmes
Ne te risque pas à penser, ma toute gracieuse
Quelle étrange époque vivons-nous

Celui qui, nuitamment, martèle à notre porte
Est venu en meurtrier de la lampe
La lumière, on l'enfouit au fond d'une arrière-cour
Et voici que viennent les bouchers
Veillant à tout passage
Ils apportent la planche et les hachoirs en sang
Quelle étrange époque vivons-nous, ma toute gracieuse

Et ils équarrissent le sourire sur les lèvres
Et les chants sur la bouche
La joie, on l'enfouit au fond d'une arrière-cour
Les canaris sont couchés sur la braise,
brûlante de jasmin et de lys
Quelle étrange époque vivons-nous, ma toute gracieuse

Ahmad Shamlou (احمد شاملو) (2000 1925)




lundi 25 février 2013

Haute fréquence :


Guangzhou Kunhai Trading Co.,Ltd                                                         : + :
 poudre de fluorine de catégorie de l'acide CaF2 97,5% SiO2 1,2% 

Abracadabragme 
Formule plus ou moins mais plutôt plus magique, qui prononcée en boucle sur un mode incantatoire, en cas de péril très grave pour ne pas dire faillite, est destinée à  éloigner sinon le mauvais sort, du moins une conjoncture défavorable. Son origine inconnue remonterait à l’ère dieuseulsaiquand. 
 
Speculavec actifpouri faillittufi perdutufus badbancréa lafassauva terenfloua éremissa specualvec actifpouri faillittufi……….

hydrofluoric acid for dissolve oxides

 
Adverbigorée (Gerbigorée) 
Expression très exclamative et adverbisée ad nauséam et obscenitam, d’un texte qui, comme l’intitulé l’indique ne comporte rien d’autre que des adverbes. 
 
Plus près ! dedans, là ! encore ! beaucoup ! encore ! plus plus ! oui, encore ! tout oui ! plus vite, tout ! énormément ! encore ! comme ça, oui ! plein ! encore ! fort, oui ! bien ! dessus, dessous, dedans ! surtout dedans ! maintenant, fort, fort ! partout ! oh tellement ! là, oui, là ! plus fort ! doucement ! avec tout maintenant !   trop ! trop ! trop ! 

Acide fluorhydrique


 
Algrorythme 
Pour un débit absolument fluide et une rapidité, donc une efficacité d’’écriture, de lecture et d’élocution accrue, toutes les consonnes ont progressivement été ôtées, ce qui rend le texte parfaitement lisse, dépourvu de rythme et incompréhensible. La compréhension en l’espèce, demeurant superflue, voire gênante et nuisible, car susceptible d’engendrer de l’instabilité, pire de l’interprétation. Pour l’exemple, le texte sera toutefois préalablement transcrit dans son intégralité sonnante et consonante. 
 
Furète traque déniche le moindre centime de plus de moins, le tradordi dressé pour ça procède en moins de temps qu’il ne faut pour dire le il d’illico à des achats / reventes sellbuysell en masse qui fait de la maille record en moins de temps qu’il n’en faut pour mettre cinq mille quidams au chômâge. Dômmâge ! 
 
Fuète taque déiche le oinde centie de pus de moi, le radori reé our a roède en oi de te qu’i ne aut ou die le i d’iico à es aas /eees ebuye en ase ui ai e la aille eco en oi de e u’il e au ou ee i i uia au ôâe. Ôâe !  
Nota Bene : Depuis 2007, le terme « haute fréquence » tend à remplacer celui « d’algrorythme », jugé insuffisamment précis et adapté pour caractériser l’explosion de son usage.

Hydrofluoric Acid Dissolve Sculpture Glass fournisseurs


 
Alphabêtise 
Usage intensif de signes alphabétiques et majuscules isolés ou groupés et dénués de sens immédiat. 
 
AAA          A+ 
        AA                B+  B- 
B/A             B/A 
Tu l’as D direct 
             D- dans 
Dédans le BABA 
                         Vois là.

Françoise Biger, Gradubidus,
publié en feuilleton de 15 épisodes sur Poezibao : + :

Traction-brabant : + :

Une chèvre sur le tatami : + :

 

99,98% Fluorure d'hydrogène anhydre/acide fluorhydrique anhydre


dimanche 24 février 2013

Que veut l'anarchiste ?


Marc-Antoine Mathieu - Julius Corentin Acquefacques - 1991                                                             : + :

Que veut l'anarchiste ? La liberté ; la liberté pour lui et pour les autres, pour l'humanité toute entière. Il veut se voir libéré de l'influence ou de la contrainte des fictions sociales ; il veut être libre, comme il l'était en venant au monde, et comme il devrait l'être en toute justice ; et cette liberté, il la veut pour lui-même et pour tous les autres. Certes, les hommes ne peuvent pas être tous égaux devant la nature ; il en est des grands et des petits, des forts et des faibles, il en est d'intelligents et d'autres qui le sont moins... Mais pour le reste, ils peuvent être égaux entre eux ; ce qui les en empêche, ce sont les fictions sociales, et c'est donc elles qu'il faut détruire.
(...)
- La guerre est donc déclarée, pensai-je, entre les fictions sociales et moi. Bien. Que puis-je faire contre elles ? J'agis seul, pour éviter de créer une tyrannie quelconque. Comment puis-je contribuer, à moi tout seul, à préparer la révolution sociale, à préparer aussi l'humanité à la société libre ?
(...)
J'ai songé tout d’abord à l'action indirecte : la propagande. Quelle propagande pouvais-je réaliser, à moi seul ? Je ne parle pas de celle qu'on peut faire en bavardant avec les uns et les autres, au hasard des rencontres et des occasions qui se présentent ; non, je voulais savoir si ce type d'action me permettait de déployer mon activité d'anarchiste avec toute mon énergie, et d'obtenir ainsi des résultats sensibles. J'ai constaté bientôt que non. Je ne suis ni un orateur, ni un écrivain.
Fernando Pessoa, Le banquier anarchiste, 1922
traduit du portugais par Françoise Laye
: + :





samedi 23 février 2013

L'homme est ce qu'il mange :

Man Ray - Domaine de Sade II - 1976                                                                           : + :

Des défilés bordés de rayonnage se précipitent sur l'horizon lointain. La grappe humaine se divise, déjà les derniers vœux de la clientèle glissent comme les bretelles d'un sous-vêtement imbibé de sueur, d'épaules matinalement fatiguées. Sœurs, mères, filles. Et dans un éternel recommencement Sa Sainteté, le couple directorial, reprend le chemin du pénitencier, de son sexe, où il pourra toujours essayer d’appeler la délivrance de ses pleurs : par les trous et les trappes ne se déversera dans sa cellule et sur ses mains tendues qu'une tiède, une horrible nourriture. Il en va du sexe comme de la nature : on ne saurait en jouir sans la floraison de produits et de productions qui l'accompagne. Nous l'enguirlandons gentiment des fleurons de l'industrie textile et cosmétique. Oui, et peut-être le sexe est-il la nature même de l'être humain, j'entends par là que de par sa nature ce dernier court après le sexe jusqu'à ce qu'en gros et toutes proportions gardées il acquière la même importance que lui.


Man Ray - Bronislava Nijinska - 1922
Une comparaison vous éclairera. L'homme est ce qu'il mange. Jusqu'à ce que le travail le réduise à n'être plus qu'un tas de détritus, un bonhomme de neige fondu. Que déjà meurtri par sa naissance il ne lui reste plus le moindre trou par où se faufiler. Oui, les hommes, d'ici à ce qu'ils soient enfin entendus et apprennent la vérité sur leur propre compte...

Man Ray - 1947 - Mr and Mrs Woodman

En attendant écoutez-moi : ces êtres indignes ne sont importants et accueillant qu'un seul et unique jour, celui de leur noces. Un an n'est pas passé que les voilà saisis à cause du mobilier et des voitures. On effectue alors une rafle familiale quand ils ne peuvent plus régler les mensualités. Ils en sont encore à payés les lits dans lesquels ils se vautrent ! Sourient à des visages étrangers qu'ils mènent à leurs crèches. Ils voudraient tant que flottent quelques brins de paille au gré de leur halène, la nuit, avant de reprendre la route. Mais nous, étrangers, exilés, chaque jour nous devons nous lever à l'aube, avec pour unique perspective notre petite route tout au long de laquelle cependant d'autres désirent et exploitent nos gentils partenaires sexuels. Et l'on voudrait que les femmes brûlent d'un feu intérieur. Mais elles ne sont que foyers de braises éteintes sur lesquels l'ombre vespérale tombe dès les premières heures du jour lorsque, quittant le gouffre de leur lits sous les combles d'où elles surveillent l'enfant qui braille, elles se trainent droit dans le ventre de l'usine. Rentrez donc chez vous si vous en avez assez ! Vous n'inspirez pas l'envie, et il y a longtemps que votre beauté ne désarme plus personne, au contraire, ils vous quitte d'un pas léger et fait démarrer sa voiture ailleurs, là où la rosée scintille sous les premiers rayons, à mille lieues de vos ternes cheveux.
Elfriede Jelinek, Lust, 1989,
traduit de l'allemand par Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize


Man ray - 1920 - Coat-Stand

vendredi 22 février 2013

Se regarder dans les yeux :


Arko Datto - The river                                                                                                                                  : + :


Et il posait sa tête sur les genoux de la vieille dame pour que ses doigts, en caressant sa nuque, apaisent ses colères sans raison et son désir avide de tendresse : depuis sa seizième année, les uniques changements importants qui comptaient à ses yeux se résumait à la mort des trois ou quatre personnes qui nourrissaient pour lui une affection constante, malgré les ruades de ses caprices. Son égoïsme mesurait le pouls du monde selon l'attention qu'il en recevait : il ne s'était réveillé pour constater l'existence des autres que trop tard, quand la plupart des gens lui avaient tourné le dos, dégoûté par sa stupide arrogance et le mépris sarcastique qui lui servait à cristalliser sa timidité et sa peur. Dépourvu de générosité de tolérance et de douceur, il se souciait seulement de ce que l'on se souciât de lui, faisant de sa personne le thème unique d'une symphonie monotone. Il lui arrivait même de demander à ses amis comment ils parvenaient à vivre loin de son orbite égocentrique, dont les romans et les poèmes qu'il projetait sans les écrire formaient comme un prolongement narcissique sans prolongement avec la vie, architecture vide de mot, design de phrases dénuées d'émotion. Spectateur extasié de sa propre souffrance, il projetait de reformuler le passé alors qu'il n'était pas capable de lutter pour le présent. Lâche et vaniteux il évitait de se regarder dans les yeux, de comprendre sa réalité de cadavre inutile, et de commencer le douloureux apprentissage consistant à être vivant.
Antonio Lobo Antunes, Mémoire d'éléphant, 1979, traduit du portugais par Violante do Canto et Yves Coleman



mercredi 20 février 2013

Faire de votre sagesse une loi :


Fredrik Wretman - 2002 - Body and Soul                                                                                               : + :

N'envie pas les hommes libres de souffrance, les idoles de bois auxquelles rien ne manque, tant leur âme est pauvre, qui ne posent pas de questions sur la pluie et le soleil parce qu'elles n'ont rien qu'elles doivent cultiver. Certes ! Certes ! il est tout à fait facile d'être heureux, d'être tranquille avec un cœur sans profondeur et un esprit borné. On peut bien vous en accorder la faveur, qui donc irait se fâcher que la cible de planches ne gémisse pas de douleur quand la flèche s'y fiche, ou que le pot creux rende un son si mat quand on le jette sur le mur ? Simplement, braves gens, il faut vous y faire, il faut même qu'en grand silence vous soyez étonnés de ne pas comprendre que d'autres ne soient pas si heureux, ne soient pas non plus si satisfaits d'eux-mêmes, vous devriez même vous garder de faire de votre sagesse une loi, car ce serait la fin du monde si l'on vous obéissait.
Friedrich Hölderlin, Hypérion, 1799, traduit de l'allemand par François Garrigue
 
 
Fredrik Wretman - 2002 - Reflexion

mardi 19 février 2013

Quelle est la meilleur chose du monde ?


Lucien Clergue - Jean Cocteau croise l'homme cheval - 1959                                                                  : + :


- Quelles histoires ?
- Ces histoires d'esclavage...
- Qu'est-ce qu'il y a  ?
- Vous allez les oublier toutes.
- Quand ?
- Le jour où ce sera nous les maîtres...
- Les maîtres de quoi ?
- De tout... De Bahia... du Brésil...
- Comment çà, mon fils ?
- Maître des trams... des maisons... de la nourriture...
- C'est quand çà, mon fils ?
- Quand on ne voudra plus être esclave des riches, la tante, qu'on en finira avec eux..
- Qui est-ce qui va jeter un sort si puissant que tout ce qui est riche reste pauvre ?
- Les pauvres même, la tante.
- Ah ! Je sais ! Cabaçà et ce vieux gringo vivent à parler de çà. Y'a pas une heure ils conversaient ici. Mais çà n'arrivera pas, mon neveu.
- pourquoi ?
- Le Nègre est esclave. Le Nègre ne se bat pas avec le Blanc. Le Blanc est le seigneur. Je sais qu'il y eut un Nègre qui voulut se battre avec un Blanc. C'était il y a très longtemps...
- Le Nègre est libéré, la tante.
- je sais. C'est la princesse Isabel, au temps de l'empereur. Mais le Nègre continue à respecter le Blanc...
- Mais nous maintenant, on délivre le Noir pour de bon, la vieille.
       Au bout de la ruelle, un Nègre ivre chanta la complainte de l'esclave  :
           Xiquexique est bois d'épine,
           umburana est bois de miel,
           Cravate de boeuf, c'est le joug,
           celle du Nègre le licou...

La négresse sourit :
- Tu vois ?
- Oui. On libèrera le Nègre.
La vielle ramassait le plateau. Henrique l'aida à mettre les bidons vides dessus. elle demanda :
- Tu sais quelle est la meilleur chose du monde ?
- C'est laquelle, la tante ?
- Devine.
- La femme...
- Non.
- La cachaçà...
- Non.
- La feijoada...
- Tu ne sais pas ce que c'est ? C'est le cheval. S'il n'y avait pas le cheval, le Blanc monterait le Nègre...
Jorge Amado, Suor, 1934, traduit du brésilien par Alice Raillard


Patrick Gries - Margret et Maisha Maguta - Visibility / Invisibility - Photo essay on albinos in Tanzania
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lundi 18 février 2013

Détruite ou révisée :



Kenojuak Ashevak (1927-2013)                                                                                                  : + :  : + : : + :



Il y a dans le double effet de toute structure un problème auquel tout système vivant, qu'il s'agisse d'une espèce ou d'une civilisation, se trouve confronté : il lui faut payer sa fonction de soutien par une certaine rigidité, c'est-à-dire par la perte d'une certaine liberté ! Le ver de terre peut se plier en n'importe quel endroit de son corps tandis que nous ne pouvons modifier la position du nôtre qu'aux endroits où nous disposons d'articulations à cet effet. En revanche, nous pouvons nous tenir debout ; le ver de terre ne le peut pas. Ce sont les structures invariables d'une espèce qui font son adaptation, mais elles sont en même temps dans un rapport très particulier avec son savoir. D'un côté, toute structure contient un certain savoir, ne serait-ce que dans les chaînes de molécules du génome, dans les cellules ganglionnaires du cerveau ou dans les lettres d'un alphabet scolaire. Toute structure est une adaptation à l'état accompli, elle doit être, au moins partiellement, détruite ou révisée si une nouvelle adaptation se produit, s'il y a une nouvelle acquisition de savoir.
Konrad Lorenz, L'envers du miroir, 1973, traduit de l'allemand par Jeanne Etoré






dimanche 17 février 2013

Je ne sais rien :


Cabo São Vincente - Portugal - à l'extrême Sud-ouest de l'Europe

A nous (mes rares semblables et moi) qui vivons sans savoir vivre, que reste-t-il, sinon le renoncement comme mode de vie, et pour destin la contemplation ? Ne sachant pas ce qu'est la vie religieuse, et ne pouvant le savoir, car on n'a pas la foi par la raison ; ne pouvant croire en cette abstraction de l'homme et ne sachant même qu'en faire vis-à-vis de nous-mêmes - il nous restait, comme motif pour avoir une âme, la contemplation esthétique de la vie. Ainsi, étrangers à la solennité de tous les mondes, indifférents au divin et dédaigneux de l'humain, nous nous sommes abandonnés futilement à la sensation sans but, cultivée au sein d'un épicurisme sophistiqué, comme il convenait à nos nerfs cérébraux.
Ne retenant de la science que son précepte central, à savoir que tout est soumis à des lois inexorables contre lesquelles on ne peut réagir de façon indépendante, car notre réaction même est provoquée par l’action de ces lois ; et constatant combien ce précepte s’adapte parfaitement à cet autre, plus ancien, de la divine fatalité des choses - nous renonçâmes alors à tout effort, comme les faibles renoncent aux exercices des athlètes, et nous nous sommes penchés sur le livre des sensations, en y apportant un grand scrupule d’érudition vécue.
(...)
Ainsi, contemplant avec une même sérénité montagnes et statues, jouissant des jours et des livres, et surtout rêvant tout, pour tout convertir en notre substance la plus intime, nous ferons aussi des descriptions et des analyses qui, une fois réalisées, deviendront des choses étrangères à nous-mêmes, que nous pourrons savourer comme si elles nous arrivaient avec le déclin du jour. 

Portimão - Portugal

(...) Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner, jusqu'à l'arrivée de la diligence de l'abîme. Je ne sais où elle me conduira, car je ne sais rien. Je pourrais considérer cette auberge comme une prison, du fait que je suis contraint d'attendre entre ses murs; je pourrais la considérer comme un lieu de bonne compagnie, car j'y rencontre des gens divers. Je ne suis cependant ni impatient ni de goûts vulgaires. Je laisse à ce qu'ils sont ceux qui s'enferment dans leur chambre, amorphes, étendus sur un lit où ils attendent sans pouvoir dormir; je laisse à ce qu'ils font ceux qui bavardent dans les salons d'où les voix et les musiques me parviennent et me frappent agréablement. Je m'assieds à la porte et j'enivre mes yeux et mes oreilles des couleurs et des sons du paysage, et je chante à mi-voix, pour moi seul, de vagues chants que je compose tout en attendant.
La nuit descendra et la diligence arrivera pour nous tous. Je goûte la brise que l'on me donne, et l'âme qu'on m'a donnée pour la goûter, et je n'interroge ni ne cherche davantage. Si ce que je laisse écrit sur le livre des voyageurs peut, relu quelque jour par d'autres que moi, les distraire eux aussi durant leur séjour, ce sera bien. S'ils ne le lisent pas, ou n'y trouvent aucun plaisir, ce sera bien également.
Bernardo Soares = Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, vers 1920, traduit du portugais par Françoise Laye, 1988



Parc naturel du Sud-Ouest Alentejano et Costa Vicentina - Portugal

vendredi 1 février 2013

Déchiré de part en part :


AP Photo - Kevin Frayer - Bokapahari, Jharkhand, Inde - 2011                                                          : + :

Écouter les tourterelles à Alfred, Géorgie, et n’avoir ni le droit ni la permission d’y prendre plaisir, parce que dans cet endroit, brume, tourterelles, soleil, poussière cuivrée, lune – tout appartenait aux hommes qui avaient les fusils. De petits hommes, pour certains, et des hommes grands aussi, qu’il aurait tous pu briser comme fétus, s’il l’avait voulu. Des hommes convaincus que leur virilité résidait dans leur fusil et qui n’était même pas gênés de savoir que, coup de feu ou pas, les renards se moquaient d’eux. Et ces « hommes » qui faisaient rire jusqu’aux renardes pouvaient, si vous les laissiez faire, vous priver d’entendre les tourterelles ou d’aimer le clair de lune. Si bien que vous vous protégiez et que vous finissiez par aimer petit. Que vous choisissiez la plus petite étoile du ciel pour vôtre ; que vous couchiez la tête tordue pour apercevoir la bien-aimée par dessus le bord du fossé avant de vous endormir. Lui glissiez des coups d’œil timides entre les arbres au moment de l’enchaînage. Brins d’herbes, salamandres, araignées, piverts, scarabées, vous n’aviez droit qu’à un royaume de fourmis. A l’exclusion de tout ce qui était plus grand. Une femme, un enfant, un frère – un grand amour comme ceux-là vous eût déchiré de part en part, à Alfred, Géorgie. Il savait exactement ce qu’elle voulait dire : arriver quelque part où l’on pouvait aimer tout ce que l’on voulait – ne pas avoir besoin d’autorisation pour désirer – eh bien, ça c’était la liberté.
Toni Morrison, Beloved, 1987, traduit de l'anglais par Hortense Chabrier et Sylviane Rufé