vendredi 22 février 2013

Se regarder dans les yeux :


Arko Datto - The river                                                                                                                                  : + :


Et il posait sa tête sur les genoux de la vieille dame pour que ses doigts, en caressant sa nuque, apaisent ses colères sans raison et son désir avide de tendresse : depuis sa seizième année, les uniques changements importants qui comptaient à ses yeux se résumait à la mort des trois ou quatre personnes qui nourrissaient pour lui une affection constante, malgré les ruades de ses caprices. Son égoïsme mesurait le pouls du monde selon l'attention qu'il en recevait : il ne s'était réveillé pour constater l'existence des autres que trop tard, quand la plupart des gens lui avaient tourné le dos, dégoûté par sa stupide arrogance et le mépris sarcastique qui lui servait à cristalliser sa timidité et sa peur. Dépourvu de générosité de tolérance et de douceur, il se souciait seulement de ce que l'on se souciât de lui, faisant de sa personne le thème unique d'une symphonie monotone. Il lui arrivait même de demander à ses amis comment ils parvenaient à vivre loin de son orbite égocentrique, dont les romans et les poèmes qu'il projetait sans les écrire formaient comme un prolongement narcissique sans prolongement avec la vie, architecture vide de mot, design de phrases dénuées d'émotion. Spectateur extasié de sa propre souffrance, il projetait de reformuler le passé alors qu'il n'était pas capable de lutter pour le présent. Lâche et vaniteux il évitait de se regarder dans les yeux, de comprendre sa réalité de cadavre inutile, et de commencer le douloureux apprentissage consistant à être vivant.
Antonio Lobo Antunes, Mémoire d'éléphant, 1979, traduit du portugais par Violante do Canto et Yves Coleman