dimanche 17 février 2013

Je ne sais rien :


Cabo São Vincente - Portugal - à l'extrême Sud-ouest de l'Europe

A nous (mes rares semblables et moi) qui vivons sans savoir vivre, que reste-t-il, sinon le renoncement comme mode de vie, et pour destin la contemplation ? Ne sachant pas ce qu'est la vie religieuse, et ne pouvant le savoir, car on n'a pas la foi par la raison ; ne pouvant croire en cette abstraction de l'homme et ne sachant même qu'en faire vis-à-vis de nous-mêmes - il nous restait, comme motif pour avoir une âme, la contemplation esthétique de la vie. Ainsi, étrangers à la solennité de tous les mondes, indifférents au divin et dédaigneux de l'humain, nous nous sommes abandonnés futilement à la sensation sans but, cultivée au sein d'un épicurisme sophistiqué, comme il convenait à nos nerfs cérébraux.
Ne retenant de la science que son précepte central, à savoir que tout est soumis à des lois inexorables contre lesquelles on ne peut réagir de façon indépendante, car notre réaction même est provoquée par l’action de ces lois ; et constatant combien ce précepte s’adapte parfaitement à cet autre, plus ancien, de la divine fatalité des choses - nous renonçâmes alors à tout effort, comme les faibles renoncent aux exercices des athlètes, et nous nous sommes penchés sur le livre des sensations, en y apportant un grand scrupule d’érudition vécue.
(...)
Ainsi, contemplant avec une même sérénité montagnes et statues, jouissant des jours et des livres, et surtout rêvant tout, pour tout convertir en notre substance la plus intime, nous ferons aussi des descriptions et des analyses qui, une fois réalisées, deviendront des choses étrangères à nous-mêmes, que nous pourrons savourer comme si elles nous arrivaient avec le déclin du jour. 

Portimão - Portugal

(...) Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner, jusqu'à l'arrivée de la diligence de l'abîme. Je ne sais où elle me conduira, car je ne sais rien. Je pourrais considérer cette auberge comme une prison, du fait que je suis contraint d'attendre entre ses murs; je pourrais la considérer comme un lieu de bonne compagnie, car j'y rencontre des gens divers. Je ne suis cependant ni impatient ni de goûts vulgaires. Je laisse à ce qu'ils sont ceux qui s'enferment dans leur chambre, amorphes, étendus sur un lit où ils attendent sans pouvoir dormir; je laisse à ce qu'ils font ceux qui bavardent dans les salons d'où les voix et les musiques me parviennent et me frappent agréablement. Je m'assieds à la porte et j'enivre mes yeux et mes oreilles des couleurs et des sons du paysage, et je chante à mi-voix, pour moi seul, de vagues chants que je compose tout en attendant.
La nuit descendra et la diligence arrivera pour nous tous. Je goûte la brise que l'on me donne, et l'âme qu'on m'a donnée pour la goûter, et je n'interroge ni ne cherche davantage. Si ce que je laisse écrit sur le livre des voyageurs peut, relu quelque jour par d'autres que moi, les distraire eux aussi durant leur séjour, ce sera bien. S'ils ne le lisent pas, ou n'y trouvent aucun plaisir, ce sera bien également.
Bernardo Soares = Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, vers 1920, traduit du portugais par Françoise Laye, 1988



Parc naturel du Sud-Ouest Alentejano et Costa Vicentina - Portugal