jeudi 30 janvier 2014

Je ne désire plus :


Edward Hopper - Automat - 1927                                                                                                                         : + :


A mes parents, mes proches
mes amis, mes voisins,
mes amants, mes lecteurs,
mes critiques, mon peuple martyr,
et à Dieu.

De la part de quelqu'un
sans travail défini
sans domicile fixe
ni véritable identité

REQUÊTE
Suite à un malheur soudain, je vous prie de m'épargner
    conseils, sermons, apitoiements, injonctions,
    remontrances, scènes de jalousie, opinions patriotiques.
    Je ne souhaite plus me mettre en quatre pour répondre
    à vos critères. Je ne désire plus faire de pirouettes pour
    vous amuser. Je ne veux plus souffrir pour votre bon plaisir.
    je suis fatiguée, j'ai perdu la raison, j'ai été renversée par
    une voiture, j'ai été irradiée, atteinte de leucémie, je suis
    déjà morte, je passe...
Merci d'avance.

Signature

Date

Arpi Voskanian

Avis de recherche - Une anthologie de la poésie arménienne - Editions parenthèses - 2006 - p. 286

mardi 21 janvier 2014

La voie de la poésie :


Olaf Martens - Oberfläche                                                                                                   : + :


Mardi 31 août 1948
Paris, mardi 31 août 1948
Mon cher ami,
Nous avons longuement discuté avec toi ce dernier dimanche. Corne d'Auroch s'obstinait à te vouloir fait pour la philosophie. J'ai gueulé. Je lui ai dit qu'aider un ami à tout abandonner pour suivre la voie de la poésie ne pouvait jamais être une faute. Car un poète est à la fois philosophe, philologue, moraliste, historien, physicien, jardinier et même marchand de maisons. De plus, on ne trouve la quadrature du cercle que par la poésie. Emile a trop réfléchi et inutilement. Moi, je sens que si tu persévères dans tes recherches métaphysiques, tu te perdras dans une forêt. Nom de Dieu, j'insiste ! Sans doute, ta récente définition de l'art est très belle, mais pourquoi ne pas la remplacer par des ailes de moulin ? Il faut que ça bouge, comme sur l'écran. Le reste se fait tout seul. Ce n'est pas à toi d'expliquer les mécanismes ; c'est aux autres de les deviner et de les démonter eux-mêmes. Tu perds ta force et ton temps à faire le travail des imbéciles. Oui, je sais : Bergson est quand même un poète. Et toute la poésie de Valéry est faite d'opérations critiques. Et tu ne le sais que trop, toi. Mais il me semble que tu t'exténues en t'imposant déjà, par goût de la cérébralité, des exigences qui ne tarderont pas à devenir surhumaines. Que veux-tu que cela me fasse, à moi, que tout « fond apparent représente ce que la forme n'a pas pu exprimer » ? Suis-je plus avancé maintenant que tu me l'as fait savoir ? Non, je sais une pensée de plus.
Je ne connais pas un homme de plus (j'espère que tu ne vois pas du paternalisme ou de la prétention pédagogique dans mes propos…). Je suis né pour aimer, pour passer dans la vie comme un étranger et pour être indifférent à ce que l'on me raconte. Rien de toi ne me laisse insensible, mais comme ton cher Gide, comme toi et comme moi-même, je ne t'estime que dans ce que tu pourrais faire. Et j'ai tort de te redire ces choses, de même que tu as tort d'expliquer d'autres choses à d'autres êtres. Tout ce que tu peux me faire comprendre, je l'ai déjà entendu dans un concert. Montre-nous des gens qui marchent, qui s'aiment, qui font des choses charmantes et bêtes comme la vie, des moulins qui tournent… Sers-toi de l'absurde comme d'un bloc de marbre. Crée des images. Elles contiennent toutes les pensées, tous les axiomes possibles, tous les aphorismes. Bien sûr, tu me diras qu'un aphorisme est une image intérieure, et je le conçois fort bien. Mais 200 aphorismes font un traité de philosophie ou un livre de haute morale. Même Gide est un moraliste. Il énonce des idées, des justifications, il transforme la notion de plaisir en une notion de devoir ; il se croit obligé (noblesse oblige) de critiquer, de comparer, de créer des critères. Or, je l'aime mieux quand il s'agenouille au hasard et ne cherche plus Dieu, se disant que Dieu est partout. Rimbaud nous bouleverse plus qu'André Breton. Pourquoi ? Parce qu'il chante et n'apprend rien à personne. Si révélation il y a dans sa poésie, il ne s'en préoccupe pas d'une façon dialecticienne. Tu disais toi-même : « Les fruits nous consolent et les idées nous désespèrent. » Alors, nous sommes d'accord ? Excuse-moi, mon vieux, de te donner des conseils.
C'est Bonafé et les études littéraires et grammaticales qui remontent comme un mets que l'on a mal digéré. Tes erreurs sont certainement fructueuses. Nous raisonnons trop. Et moi je raisonne quand je te reproche de raisonner. Nous sommes des enfants pour qui le monde entier est un école. Mais nous sommes encore trop studieux. Il faudrait pouvoir crier avec Rimbaud: « Oh là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées ! » Dans tous nos gestes et dans chacune de nos pensées, tu occupes la plus grande place, la seule possible. Nous t'embrassons.
Georges
Lettre de Georges Brassens à Toussenot, 1948



lundi 20 janvier 2014

Nous le cachons :


Clovis Trouille - Remembrance - 1930                                                                                                    : + :
 
Il s'agit en somme d’interroger le cas d’une société qui depuis plus d’un siècle se fustige bruyamment de son hypocrisie, parle avec prolixité de son propre silence, s’acharne à détailler ce qu’elle ne dit pas, dénonce les pouvoirs qu’elle exerce et promet de se libérer des lois qui l’ont fait fonctionner. Je voudrais faire le tour non seulement de ces discours, mais de la volonté qui les porte et de l’intention stratégique qui les soutient. La question que je voudrais poser n’est pas : pourquoi sommes-nous réprimés, mais pourquoi disons-nous avec tant de passion, tant de rancœur contre notre passé le plus proche, contre notre présent et contre nous-mêmes, que nous sommes réprimés ? Par quelle spirale en sommes nous arrivés à affirmer que le sexe est nié, à montrer ostensiblement que nous le cachons, à dire que nous le taisons, et ceci en le formulant en mots explicites, en cherchant à le faire voir dans sa réalité la plus nue, en l'affirmant dans la positivité de son pouvoir et de ses effets ? Il est légitime à coup sûr de se demander pourquoi pendant si longtemps on a associé le sexe et le péché – encore faudrait-il savoir comment s’est faite cette association et se garder de dire globalement et hâtivement que le sexe était "condamné" – mais il faudrait se demander aussi pourquoi nous nous culpabilisons si fort aujourd’hui d’avoir fait autrefois un péché ? Par quel chemin en sommes-nous venus à être "en faute" à l’égard de notre sexe ? Et à être une civilisation assez singulière pour se dire qu'elle a elle-même pendant longtemps et encore aujourd'hui "péché" contre le sexe, par abus de pouvoir ? Comment s'est fait se déplacement qui, tout en prétendant nous affranchir de la nature pécheresse du sexe, nous accable d'une grande faute historique qui aurait consisté justement à imaginer cette nature fautive et à tirer de cette croyance de désastreux effets ?
Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, 1976


Rêve claustral

vendredi 17 janvier 2014

Les affections contractées :


Pierre Fraenkel - Mort                                                                                                : + : : + :

Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée entre des nations. L’ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l’ère de libre expansion, est close. Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont les affaires n’engendrent quelque dossier et ne dépendent, par les maléfices de l’écriture, de divers humanistes lointains dans leurs bureaux. Le temps du monde fini commence. Le recensement général des ressources, la statistique de la main-d’ œuvre, le développement des organes de relation se poursuit. Quoi de plus remarquable et de plus important que cet inventaire, cette distribution et cet enchaînement des parties du globe ? Leurs effets sont déjà immenses. Une solidarité toute nouvelle, excessive et instantanée, entre les régions et les événements est la conséquence déjà très sensible de ce grand fait. Nous devons désormais rapporter tous les phénomènes politiques à cette condition universelle récente ; chacun d’eux représentant une obéissance ou une résistance aux effets de ce bornage définitif et de cette dépendance de plus en plus étroite des agissements humains. Les habitudes, les ambitions, les affections contractées au cours de l’histoire antérieure ne cessent point d’exister. — mais insensiblement transportées dans un milieu de structure très différente, elles y perdent leur sens et deviennent causes d’efforts infructueux et d’erreurs.
Paul Valéry,  Regards sur le monde actuel, 1931
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mardi 14 janvier 2014

On s'arrange :

Daikichi Amano

 
- Vous savez? dit-il, j’ suis imbattable pour répondre aux questionnaires sur le sexe.
Edna but une gorgée sans répondre.
- Et vous, ça vous intéresse ? demanda Joe.
- Je n'ai  répondu à aucun.
- Dommage. Vous savez, les réponses qu'on fait révèlent votre personnalité.
- Vous croyez vraiment que ces trucs sont valables ? J'en ai vu dans le journal. J'ai jamais répondu aux questions mais j'en ai vu, dit Edna.
- Bien sûr qu'ils sont valables.
- Peut-être que je suis pas très bonne question sexe, dit Edna. C'est peut-être pour ça que je suis seule.
Elle but une grande gorgée.
En fin de compte nous sommes tous seul, dit Joe.
- Que voulez-vous dire ?
- J' veux dire qu'indépendamment du sexe ou de l'amour, un beau jour, c'est fini. Soit on rompt, soit on s'arrange : les deux partenaires cohabitent sans plus rien ressentir. Moi, je préfère vivre seul.
- C'est vous qui avez décidé de divorcer, Joe ?
- Non, c'est ma femme.
- Keski a foirer ?
- Orgies sexuelles.
- Orgies sexuelles ?
- Vous savez, une orgie sexuelle est l'endroit le plus solitaire qu'on puisse imaginer. Ces partouzes - le désespoir me tombait dessus - ces bites entrant et sortant - excusez-moi ...
- Y a pas de mal.
- Ces bites entrant et sortant, ces jambes nouées, ces doigts frénétiques, les bouches, tout le monde peinant et suant, bien décidé à y arriver coûte que coûte.
- Je ne connais pas grand-chose à tout ça, Joe, dit Edna. Je crois que sans amour, le sexe n'est rien. Les choses ne prennent de sens que s'il y a de l'émotion entre les partenaires.
- Vous voulez dire que les gens doivent s'aimer ?
- Ça aide.
- Mais imaginez qu'ils soient lassés l'un de l'autre ? Qu'ils soient obligés de rester ensemble ? Pour l'argent ? Pour les enfants ? Tout ça...
- Les orgies ne mènent à rien.
- Alors que faire ?



Charles Bukowski, Au sud de nulle part, Contes souterrains, Solitude, 1973, traduit de l'anglais par Brice Matthieusent,



samedi 4 janvier 2014

Un désir d'oubli :


Claudia Cardinale - Alain delon - Luchino Visconti - tournage de Il Gattopardo - 1963


Nous, les Siciliens, nous avons été habitués à couper les cheveux en quatre par une très longue hégémonie de gouvernants qui n’appartenaient pas à notre religion, qui ne parlaient pas notre langue. Si l’on ne faisait pas ainsi on n’échappait pas aux percepteurs byzantins, aux émirs berbères, aux vice-rois espagnols. Désormais le pli est pris, nous sommes faits ainsi. J’ai dit "adhésion", non "participation". Au cours de ces six derniers mois, depuis que votre Garibaldi a mis le pied à Marsala, trop de choses ont été faites sans nous consulter pour que l’on puisse maintenant demander à un membre de la vieille classe dirigeante de les développer et de les mener a bonne fin ; je ne veux pas discuter maintenant si ce qui a été fait a été bon ou mauvais ; pour mon compte je crois que beaucoup de choses ont été mauvaises ; mais je veux vous dire tout de suite ce que vous comprendrez tout seul quand vous serez resté un an parmi nous. En Sicile peu importe faire bien ou mal : le péché que nous, Siciliens, nous ne pardonnons jamais est simplement celui de "faire". Nous sommes vieux, Chevalley, très vieux. Cela fait au moins vingt-cinq siècles que nous portons sur nos épaules le poids de magnifiques civilisations hétérogènes, toutes venues de l'extérieur, déjà complètes et perfectionnées, il n'y en a aucune qui ait germé chez nous, aucune à laquelle nous ayons donné le la ; nous sommes des Blancs autant que vous, Chevalley, et autant que la reine d'Angleterre ; et pourtant depuis deux mille cinq cents ans nous sommes une colonie. Je ne le dis pas pour me plaindre : en grande partie, c'est de notre faute ; mais nous sommes quand même fatigués et vidés. Mais de toute façon, cela est fini ; la Sicile n'est plus désormais une terre de conquête mais une partie libre d'un État libre.
L'intention est bonne, Chevalley, mais elle vient trop tard ; du reste, je vous ai déjà dit qu'en très grande partie, c'est de notre faute ; vous me parliez tout à l'heure d'une jeune Sicile qui se présente face aux merveilles du monde moderne ; quant à moi, elle me semble plutôt une centenaire traînée en fauteuil roulant à l’Exposition universelle de Londres, qui ne comprend rien, qui se fiche de tout, des aciéries de Sheflîeld comme des filatures de Manchester, et qui n'aspire qu’à retrouver son demi-sommeil parmi ses coussins où baver et son pot de chambre sous le lit.
Le sommeil, cher Chevalley, le sommeil est ce que veulent les Siciliens, et ils haïront toujours celui qui voudra les réveiller, fût-ce pour leur apporter les plus beaux cadeaux ; et, entre nous, je doute fortement que le nouveau royaume ait beaucoup de cadeaux pour nous dans ses bagages. Toutes les manifestations siciliennes sont des manifestations oniriques, même les plus violentes : notre sensualité est un désir d'oubli, nos coups de fusil et de couteau, un désir de mort ; désir d'immobilité voluptueuse, c’est-à-dire encore de mort, notre paresse, nos sorbets à la scorsonère ou à la cannelle ; notre aspect méditatif est celui du néant qui veut scruter les énigmes du nirvâna. De là vient le pouvoir arrogant qu’ont certaines personnes chez nous, de ceux qui sont à demi éveillés ; de là le fameux retard d’un siècle des manifestations artistiques et intellectuelles siciliennes : les nouveautés ne nous attirent que quand nous les sentons bien mortes, incapables de donner lieu à des courants vitaux ; de là, l’incroyable phénomène de la formation actuelle, qui nous est contemporaine, de mythes qui seraient vénérables s'ils étaient vraiment anciens, mais qui ne sont rien d’autre que de sinistres tentatives de replonger dans un passé qui nous attire justement parce qu’il est mort.
(...) j’ai dit les Siciliens, j’aurais dû ajouter la Sicile, l'atmosphère, le climat, le paysage. Ce sont ces forces-là qui, en même temps et peut-être plus encore que les dominations étrangères et que les viols incongrus, ont forgé cette âme : ce paysage qui ignore le juste milieu entre la mollesse lascive et l'âpreté damnée ; qui n’est jamais mesquin, terre à terre, détendu, humain, comme devrait l'être un pays fait pour que des êtres rationnels y demeurent ; ce pays qui à quelques milles de distance possède l’enfer autour de Randazzo et la beauté de la baie de Taormina, l’un et l’autre outre mesure, et donc dangereux ; ce climat qui nous inflige six mois de fièvre à quarante degrés ; comptez-les, Chevalley, comptez-les: Mai, Juin, Juillet, Août, Septembre, Octobre; six fois trente jours de soleil surplombant nos têtes ; notre été long et sinistre comme un hiver russe et contre lequel on lutte avec moins de succès ; vous ne le savez pas encore, mais on peut dire que chez nous il neige du feu, comme sur les villes maudites de la Bible ;
(...)
Tout cela, ne devrait pas pouvoir durer ; cependant cela durera, toujours ; le toujours humain, bien entendu, un siècle, deux siècles... ; et après ce sera différent, mais pire. Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les petits chacals, les hyènes ; et tous ensemble, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre.

Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard, traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, adapté d'après le monologue du Prince,
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Claudia Cardinale - Le Guépard - 1963



jeudi 2 janvier 2014

Vous avez le désir :

 
Mark Laita                                                                                                                                                                   : + :

«Je suis content que vous soyez venus me voir, non pas parce que cela signifie que vous avez un problème, mais parce que cela signifie que vous avez le désir de résoudre ce problème. Et je ne suis pas là, comme vous le savez déjà, je pense, pour résoudre le problème à votre place, car je ne peux pas faire ça. Ce n’est pas en vous donnant un pansement que je vous aiderais. Mon boulot est de vous aider à chercher les forces que vous avez en vous-mêmes, à voir ce que vous attendez vraiment l’un de l’autre et de la vie, de vous aider à trouver le moyen qui existe déjà en vous de dépasser vos problèmes et d'amener les choses à s'arranger. Mais attention.»
Il a levé la main, le doigt tendu, et nous a souri, abrité derrière ce doigt. «Nous ne savons pas encore ce que vous voulez, a-t-il dit. Vous pensez savoir ce que vous voulez. Vous pensez sans doute que ce que vous voulez, c’est ce que vous aviez avant. Mais il pourrait se révéler que ce n’est pas ce que vous voulez, en finde compte. C'est une des choses que nous devrons découvrir en avançant.»
Donald  Westlake, Le couperet, 1997, traduit de l'américain par Mona de Pracontal


Joshua Foster                                                                                                                                                      : + :