vendredi 26 juillet 2013

Exercer la patience :

 
Simryn Gill - Forking Tongues - 1992                                                                                                                   : + :
 
Un certain jour de marché, Xantus qui avoit dessein de régaler quelques-uns de ses Amis, luy commanda d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur, & rien autre chose. Je t’apprendray, dit en soy-mesme le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les fausses. L’Entrée, le Second, l’Entremets, tout ne fut que langues. Les Conviez loüerent d’abord le choix de ce mets, à la fin ils s’en dégoûterent. Ne t’ay-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur ? Et qu’y a-t-il de meilleur que la Langue ? reprit Esope : C’est le lien de la vie civile, la Clef des Sciences, l’organe de la Verité & de la Raison. Par elle on bâtit les Villes, & on les police ; on instruit ; on persuade ; on règne dans les Assemblées ; on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de loüer les Dieux. Et bien (dit Xantus qui prétendoit l’attraper) achete-moy demain ce qui est de pire : ces mesmes personnes viendront chez moy, & je veux diversifier. Le lendemain Esope ne fit servir que le mesme mets, disant que la Langue est la pire chose qui soit au monde. C’est la Mere de tous debats, la Nourrice des procez, la source des divisions & des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la Verité, c’est aussi celuy de l’erreur, & qui pis est de la Calomnie. Par elle on détruit les Villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle louë les Dieux, de l’autre elle profere des blasphêmes contre leur puissance. Quelqu’un de la compagnie dit à Xantus, que veritablement ce Valet luy estoit fort necessaire ; car il sçavoit le mieux du monde exercer la patience d’un Philosophe.
La vie d'Esope le phrygien, Jean de la Fontaine, Fables, préface du premier recueil : + :


Simryn Gill - 9 Volumes from the Collected Works of Mahatma Gandhi (detail) - 2008

lundi 22 juillet 2013

Toute la vérité :


Ilan Wolff - Naturagram                                                                                                                          : + :

Ne viens pas avec toute la vérité,
ne viens pas avec l’océan pour ma soif,
ne viens pas avec le ciel quand
je demande une lampe,
viens avec une étincelle,
de la rosée,
un flocon,
comme les oiseaux emportent
des gouttelettes après le bain
et le vent
un grain de sel.
Olav Håkonson Hauge (1908-1994), Sur la touffe d’herbe de l’aigle (På ørnetuva, 1961), traduit du néonorvégien par François Monnet

 
Lunagram 86

dimanche 21 juillet 2013

Le mal ne sait pas :


Grace Kim - constellations - 2012                                                                                                             : + :

Que sont mes amis devenus

Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Avec le temps qu'arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n'aille à terre
Avec pauvreté qui m'atterre
Qui de partout me fait la guerre
Au temps d'hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m'était à venir
M'est advenu
Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné, le roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient, le vent m'évente
L'amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta

Ruteboeuf, vers 1250

mercredi 17 juillet 2013

Que peut-elle faire ?


Pablo Picasso - Chat dévorant un oiseau - 1939

Poème  pour être lu et chanté


Je sais qu'il y a une personne
Qui me cherche dans sa main, jour et nuit,
me trouvant, à chaque minute, dans ses chaussures.
Ne sait-elle pas que la nuit est enterrée
avec ses éperons derrière la cuisine ?

Je sais qu'il y a une personne composée de mes parties,
en qui je me fonds quand ma taille va
galopant dans son petit caillou exact.
Ne sait-elle pas que la pièce qui est apparue
avec son portrait jamais ne retournera dans son coffre ?

Je sais le jour,
mais le soleil m'a échappé;
Je sais la loi universelle qu'elle a faite dans son lit
avec un courage hors du commun et cette eau chaude, dont
coule sans cesse la fréquence superficielle.
Cette personne est, peut-être, si petite
que même ses propres pieds marchent sur elle ?

Un chat forme la frontière entre elle et moi,
juste à côté de sa tasse d'eau.
Je la vois dans les coins, elle ouvre et ferme
sa robe, qui plus tôt était un palmier interrogateur ...
Que peut-elle faire, sinon changer les pleurs ?

Mais elle me cherche et me cherche. C'est toute une histoire !
César Vallejo, 7 septembre 1937, adaptation Gil Pressnitzer



lundi 15 juillet 2013

La différence des êtres :

 
Giorgio de Chirico - Le prophète - 1916


J’aime l’apparence du luxe que je crée de rien : par ma tour de passe, la matière première est belle en soi et le jeu de mes marmites (cuisson à vapeur) n’est pas inférieur à une œuvre d’art. Je traverse en vitesse mes chambres parées de tableaux, tenant dans mes mains  amandes, noix ou semences de pin. Je regarde les photos de famille, quelques-unes exposées sur les murs, j’admire avec amour la figure séraphique de ma mère ou celle intériorisée, visionnaire, du grand-père maternel. Je savoure, en extase, mon consommé de lentille avec de la maniguette, de l’huile d’olives, des légumes, de l’oignon cuite, de la saumure de chou. Je ne mange pas par envie mais seulement pour ma faim, en n’oubliant pas de dédier, de toute mon âme, cet acte de l’incorporation de la nourriture au principe suprême. Cela vous paraît comique? Je vous répondrai que l’alimentation est un acte solennel et philosophique, d’une responsabilité insoupçonnable. Méditons aux mots de Ibn Arabi: chaque fois que les habitants  des paradis jettent leur regard sur les choses qu’ils possèdent, ils voient là un nouveau objet ou une nouvelle forme, qu’ils n’ont pas vu auparavant, et ils se réjouissent de son apparition. Tout aussi, chaque fois qu’ils boivent ou goûtent quelque chose, ils découvrent une nourriture délicieuse et une boisson très bonne, comme ils n’avaient pas goûté jusqu’alors (Livre de sagesse).
Essai sur l'art du savoir, Simona-Grazia Dima, : + :




Madame Reis


Dans les rues de Giorgio de Chirico
j’ai vécu une belle histoire
d’amour : j’étais madame Reis
et, grâce à l’amour, j’avais, enfin,
l’air mystérieux, les gens étaient contents (contents  aussi de
mon amour pour monsieur Reis), je savais porter des chapeaux,
diriger le travail dans les plantations,
après être restée veuve, et, surtout,
incarner dans la réalité, d’une manière muette,
le rêve de Platon, Kant, Maître Eckart,
Rumi, Kabir, Shankara. Je passais
à travers la canicule de la ville, tout le monde me disait bonjour
et tirait le chapeau jusqu’en bas, personne
ne connaissait mes stigmates.
Et j’étais la seule à savourer leur fonte comme la neige,
la source qui se déversait dans mon abîme printanier.
Mes yeux les étonnaient,
j’étais l’une des richesses du lieu, comme les hirondelles.
Vous qui vociférez contre
la différence des êtres, la dissemblance
de l’homme et de la femme, n’oubliez pas
même un instant madame Reis !
Simona-Grazia Dima, : + :


 

dimanche 14 juillet 2013

Les fonc­tions naturelles :



Roger Ballen                                                                                                                                             : + :

les sports athlétiques, les ornements corporels, le calendrier, l'entraînement à la propreté, l'organisation communautaire, la cuisine, le travail coopératif, la cosmologie, courtiser, la danse, les arts déco­ratifs, la divination, la division du travail, l'interprétation des rêves, l'éducation, la scatologie, l'éthique, l'ethnobotanique, l'étiquette, la guérison, la famille, l'art de faire le feu, le folklore, les tabous alimen­taires, les rites funéraires, les jeux, les gestes, les échanges de dons, le gouvernement, les salutations, les styles de coiffure, l'hospitalité, la construction de maisons, l'hygiène, les tabous de l'inceste, les règles d'héritage, les plaisanteries, les groupes de parenté, les nomenclatures de parenté, le langage, la chance, les superstitions, la magie, le mariage, les heures pour les repas, la médecine, la modestie concernant les fonc­tions naturelles, les rites funéraires, la musique, la mythologie, les nombres, l'obstétrique, les sanctions pénales, les noms personnels, une politique démographique, les soins postnatals, les usages concernant la grossesse, les droits de propriété, la propitiation des êtres surnaturels, les coutumes de puberté, les rites religieux, les règles de résidence, les restrictions sexuelles, le concept de l'âme, la différenciation de statuts, la chirurgie, la fabrication d'instruments, le commerce, les visites, le sevrage, et le contrôle du temps
G. P. Murdock, Culture and Society, 1965
Contre certains a priori anthropologiques, Dan Sperber : + :

Roger Ballen - Animal Abstraction

samedi 13 juillet 2013

Avec la tendresse la plus grande :



Santu Mofokeng - Bloemhof                                                                                                                            : + :

Au-dessus des prêtres gouverneurs était le roi. Sa puissance montait avec la lune : d'abord invisible, voilà qu'il commençait à se montrer quand paraissait le croissant, conférait les menues dignités... Enfin la pleine lune faisait de lui le vrai roi, le maître de la vie et de la mort. Alors, peint ou doré (avec, sans doute, l'aspect des rois précolombiens), paré du trésor royal, couché sur un lit élevé, il recevait les lavages sacrés, les bénédictions des prêtres. Il rendait la justice, faisait distribuer les vivres au peuple, adressait aux astres la prière solennelle du royaume. Parfait !
La lune commençait à diminuer : il se cloîtrait dans le palais. Quand enfin venait l'époque des nuits sans lune, nul n'avait plus le droit de lui parler. Son nom, par tout le royaume, était interdit. Supprimé! Le jour lui était refusé. Caché dans l'obscurité, même pour la reine, il perdait les prérogatives royales. Ne donnait plus d'ordres. Ne recevait, ni n'envoyait de présents. Ne conservait de sa condition que cette réclusion sacrée. Dans le peuple entier, récoltes, mariages, naissances étaient liés à ces événements.
Les enfants nés pendant les jours sans lune étaient tués à leur naissance.
Les noces du roi et la reine - toujours sa sœur, toujours ! -  étaient célébrées sur une tour ; les rapports sexuels du roi et de ses autres femmes étaient liés au mouvement des astres. Comme la vie du roi était liée à la Lune, celle de la première reine l'était à Vénus - la planète bien sûr ! 
Maintenant, attention ! Quand Vénus, d'étoile du soir, devenait étoile du matin, tous les astrologues étaient à l'affut. Si c'était l'époque d'une éclipse de lune, on emmenait le roi et la reine dans une caverne de la montagne.
Et on les étranglait. 
Ils ne l'ignoraient pas plus qu'un médecin urémique ou cancéreux n'ignore comment finissent l'urémie et le cancer : liés au ciel comme nous à nos virus. Presque tous les dignitaires les suivaient dans la mort. Ils mourraient de la mort du roi comme nous mourrons d'une embolie.
Le cadavre du roi était traité avec la tendresse la plus grande, jusqu'à ce qu'il ressuscitât avec le croissant sous la forme d'un nouveau roi.
Et tout recommençait.
Voilà.
André Malraux, Le miroir des limbes I, Antimémoires, 1972




vendredi 12 juillet 2013

Un savoir faire étonnant :

 
Mark Tipple - The underwater project - Straight                                                                                                   : + :

Bien. Vous me suivez ?

Cycle

Au contraire, je sais nager : ça ne veut pas dire forcément que j’ai une connaissance mathématique ou physique, scientifique, du mouvement de la vague ; ça veut dire que j’ai un savoir faire, un savoir faire étonnant, c’est-à-dire que j’ai une espèce de sens du rythme, la rythmicité. Qu’est-ce que ça veut dire, le rythme ? ça veut dire que mes rapports caractéristiques je sais les composer directement avec les rapports de la vague. ça ne se passe plus entre la vague et moi, c’est-à-dire que ça ne se passe plus entre les parties extensives, les parties mouillées de la vague et les parties de mon corps ; ça se passe entre les rapports. Les rapports qui composent la vague, les rapports qui composent mon corps et mon habileté lorsque je sais nager, à présenter mon corps sous des rapports qui se composent directement avec le rapport de la vague. Je plonge au bon moment, je ressors au bon moment. J’évite la vague qui approche, ou, au contraire je m’en sers, etc… Tout cet art de la composition des rapports.

Initiation

Je cherche des exemples qui ne sont pas mathématiques, parce que, encore une fois les mathématiques ce n’est qu’un secteur de ça. Il faudrait dire que les mathématiques c’est la théorie formelle du second genre de connaissance. Ce n’est pas le second genre de connaissance qui est mathématique. C’est la même chose au niveau des amours. Les vagues ou les amours c’est pareil. Dans un amour du premier genre, bon, vous êtes perpétuellement dans ce régime des rencontres entre parties extrinsèques. Dans ce qu’on appelle un grand amour, La dame aux camélias, qu’est-ce que c’est beau [rires], là vous avez une composition de rapports. Non, mon exemple est très mauvais parce que La dame aux camélias, c’est le premier genre de connaissance [rires], mais dans le second genre de connaissance vous avez une espèce de composition des rapports les uns avec les autres. Vous n’êtes plus au régime des idées inadéquates, à savoir : l’effet d’une partie sur les miennes, l’effet d’une partie extérieure ou l’effet d’un corps extérieur sur le mien. Là vous atteignez un domaine beaucoup plus profond qui est la composition des rapports caractéristiques d’un corps avec les rapports caractéristiques d’un autre corps. Et cette espèce de souplesse ou de rythme qui fait que quand vous pressentez votre corps, et dès lors votre âme aussi, vous présentez votre âme ou votre corps, sous le rapport qui se compose le plus directement avec le rapport de l’autre. Vous sentez bien que c’est un étrange bonheur. Voilà, c’est le second genre de connaissance.
 Gilles Deleuze, extrait du « cours sur Spinoza », Vincennes, 17/03/81
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Melody
 

jeudi 11 juillet 2013

N’attaquent pas la structure :

 
Robin Hammond - Condemned - 2011                                                                                                     : + :  : + :
  
(...)un constat critique à l’égard de la démarche psychiatrique : inscrite dans l’organicisme du XIXe siècle, elle développe une sèche classification fondée, au début du XXe siècle, sur la bipartition névrose/psychose et, au sein de cette dernière, sur le couple schizophrénie/psychose maniaco-dépressive. Les deux auteurs mènent la critique sur trois fronts. La première critique porte sur la disparition du sujet. Selon Assoun, la lecture standardisée des symptômes du patient maniaque appauvrit la dimension subjective qui doit faire partie du soin. Peut-on résumer son état – l’humeur triomphante et jubilatoire, l’extrême mobilité insomniaque, l’hyperliberté du langage, l’accélération de la pensée – à un tableau clinique inaugurant systématiquement le même protocole médical ? Par exemple, doit-on opposer si évidemment un être maniaque débordant d’affect à l’être mélancolique replié sur lui-même et l’auto-béatitude de l’un à l’auto-reproche de l’autre ?


La deuxième critique porte sur les modes de prise en charge précoce des sujets qui entrent dans la psychose. Les centres canadiens de détection des psychoses débutantes renvoient, selon Trichet, au vieux projet aliéniste de création de services pour les délirants aigus, voué à raccourcir au maximum le temps non médicalisé de la maladie. Si l’usage préventif de neuroleptiques pose des problèmes de santé et d’éthique non négligeables – la présence d’effets secondaires existe en effet toujours avec les molécules les plus récentes, même s’ils semblent atténués –, on oublie trop rapidement que ces médicaments, appelés à tort « antipsychotiques », n’attaquent pas la structure de la psychose, mais réduisent les symptômes au même titre que la première génération de neuroleptiques. En effet, aucun traitement ne permet au patient de retrouver l’état antérieur à l’entrée dans la psychose : c’est la notion même de guérison qui est donc en jeu.


La troisième critique souligne l’archaïsme des conceptions théoriques contemporaines qui sous-tendent l’interventionnisme précoce en matière de psychose. Comme l’explique Trichet, depuis sa construction à la fin des années 1970, le modèle « stress-vulnérabilité », fondé sur une représentation bio-psycho-sociale de l’apparition de la folie, est devenu la clé de compréhension dominant des troubles psychotiques. L’individu psychotique est considéré comme un être génétiquement vulnérable et incapable de maîtriser les stress multifactoriels de la société moderne. Dans une société obsédée par la gestion du risque, la psychiatrie contribue donc à repérer en amont les plus vulnérables et à scruter les prodromes d’une éventuelle psychose, même si ces signes – humeur dépressive, problème de concentration, troubles du sommeil par exemple – sont forcément peu spécifiques dans une phase débutante.

Pourquoi la folie ?, Hervé Guillemain, La vie des idées,

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mercredi 10 juillet 2013

Toutes sortes de rencontres :


Laurence Forbin - Étreinte                                                                                    : + :
 
 
ART. 82. Comment des passions fort différentes conviennent en ce qu’elles participent de l’amour.

Il n’est pas besoin aussi de distinguer autant d’espèces d’amour qu’il y a de divers objets qu’on peut aimer ; car, par exemple, encore que les passions qu’un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l’argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme d’honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois, en ce qu’elles participent de l’amour, elles sont semblables. Mais les quatre premiers n’ont de l’amour que pour la possession des objets auxquels se rapporte leur passion, et n’en ont point pour les objets mêmes, pour lesquels ils ont seulement du désir mêlé avec d’autres passions particulières. Au lieu que l’amour qu’un bon père a pour ses enfants est si pur qu’il ne désire rien avoir d’eux, et ne veut point les posséder autrement qu’il fait, ni être joint à eux plus étroitement qu’il est déjà ; mais, les considérant comme d’autres soi-même, il recherche leur bien comme le sien propre, ou même avec plus de soin, parce que, se représentant que lui et eux font un tout dont il n’est pas la meilleure partie, il préfère souvent leurs intérêts aux siens et ne craint pas de se perdre pour les sauver. L’affection que les gens d’honneur ont pour leurs amis est de cette même nature, bien qu’elle soit rarement si parfaite ; et celle qu’ils ont pour leur maîtresse en participe beaucoup, mais elle participe aussi un peu de l’autre.



ART. 211. Un remède général contre les passions.

Et maintenant que nous les connaissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n’avions auparavant. Car nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès, contre lesquels les remèdes que j’ai expliqués pourraient suffire si chacun avait assez de soin de les pratiquer. Mais, parce que j’ai mis entre ces remèdes la préméditation et l’industrie par laquelle on peut corriger les défauts de son naturel, en s’exerçant à séparer en soi les mouvements du sang et des esprits d’avec les pensées auxquelles ils ont coutume d’être joints, j’avoue qu’il y a peu de personnes qui se soient assez préparées en cette façon contre toutes sortes de rencontres, et que ces mouvements excités dans le sang par les objets des passions suivent d’abord si promptement des seules impressions qui se font dans le cerveau et de la disposition des organes, encore que l’âme n’y contribue en aucune façon, qu’il n’y a point de sagesse humaine qui soit capable de leur résister lorsqu’on n’y est pas assez préparé. Ainsi plusieurs ne sauraient s’abstenir de rire étant chatouillés, encore qu’ils n’y prennent point de plaisir. Car l’impression de la joie et de la surprise, qui les a fait rire autrefois pour le même sujet, étant réveillée en leur fantaisie, fait que leur poumon est subitement enflé malgré eux par le sang que le cœur lui envoie. Ainsi ceux qui sont fort portés de leur naturel aux émotions de la joie ou de la pitié, ou de la peur, ou de la colère, ne peuvent s’empêcher de pâmer, ou de pleurer, ou de trembler, ou d’avoir le sang tout ému, en même façon que s’ils avaient la fièvre, lorsque leur fantaisie est fortement touchée par l’objet de quelqu’une de ces passions. Mais ce qu’on peut toujours faire en telle occasion, et que je pense pouvoir mettre ici comme le remède le plus général et le plus aisé à pratiquer contre tous les excès des passions, c’est que, lorsqu’on se sent le sang ainsi ému, on doit être averti et se souvenir que tout ce qui se présente à l’imagination tend à tromper l’âme et à lui faire paraître les raisons qui servent à persuader l’objet de sa passion beaucoup plus fortes qu’elles ne sont, et celles qui servent à la dissuader beaucoup plus faibles. Et lorsque la passion ne persuade que des choses dont l’exécution souffre quelque délai, il faut s’abstenir d’en porter sur l’heure aucun jugement, et se divertir par d’autres pensées jusqu’à ce que le temps et le repos aient entièrement apaisé l’émotion qui est dans le sang. Et enfin, lorsqu’elle incite à des actions touchant lesquelles il est nécessaire qu’on prenne résolution sur-le-champ, il faut que la volonté se porte principalement à considérer et à suivre les raisons qui sont contraires à celles que la passion représente, encore qu’elles paraissent moins fortes. Comme lorsqu’on est inopinément attaqué par quelque ennemi, l’occasion ne permet pas qu’on emploie aucun temps à délibérer. Mais ce qu’il me semble que ceux qui sont accoutumés à faire réflexion sur leurs actions peuvent toujours, c’est que, lorsqu’ils se sentiront saisis de la peur, ils tâcheront à détourner leur pensée de la considération du danger, en se représentant les raisons pour lesquelles il y a beaucoup plus de sûreté et plus d’honneur en la résistance qu’en la fuite ; et, au contraire, lorsqu’ils sentiront que le désir de vengeance et la colère les incite à courir inconsidérément vers ceux qui les attaquent, ils se souviendront de penser que c’est imprudence de se perdre quand on peut sans déshonneur se sauver, et que, si la partie est fort inégale, il vaut mieux faire une honnête retraite ou prendre quartier que s’exposer brutalement à une mort certaine.





ART. 212. Que c’est d’elles seules que dépend tout le bien et le mal de cette vie.

Au reste, l’âme peut avoir ses plaisirs à part. Mais pour ceux qui lui sont communs avec le corps, ils dépendent entièrement des passions : en sorte que les hommes qu’elles peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie. Il est vrai qu’ils y peuvent aussi trouver le plus d’amertume lorsqu’ils ne les savent pas bien employer et que la fortune leur est contraire. Mais la sagesse est principalement utile en ce point, qu’elle enseigne à s’en rendre tellement maître et à les ménager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous.

René Descartes, Les Passions de l’âme, 1649
: + :



 

mardi 9 juillet 2013

C'aurait été pour toujours :

  
Claire Mallett - That which does not kill you, makes you stronger - 2013 : + :

Lol en est sûre : ensemble ils auraient été sauvés de la venue d'un autre jour, d'un autre, au moins.
Que se serait-il passé ? Lol ne va pas loin dans l'inconnu sur lequel s'ouvre cet instant. Elle ne dispose d'aucun souvenir même imaginaire, elle n'a aucune idée sur cet inconnu. Mais ce qu'elle croit, c'est qu'elle devait y pénétrer, que c'était ce qu'il lui fallait faire, que ç'aurait été pour toujours, pour sa tête et pour son corps, leur plus grande douleur et leur plus grande joie confondues jusque dans leur définition devenue unique mais innommable faute d'un mot. J'aime à croire, comme je l'aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c'est qu'elle a cru, l'espace d'un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. Ç'aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d'un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n'aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l'impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l'avenir et l'instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine, c'est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair. Comment ont-ils été trouvés les autres ? Au décrochez-moi-ça de quelles aventures parallèles à celle de Lol V. Stein étouffées dans l'œuf, piétinées et des massacres, oh ! qu'il y en a, que d'inachèvements sanglants le long des horizons, amoncelés, et parmi eux, ce mot, qui n'existe pas, pourtant est là : il vous attend au tournant du langage, il vous défie, il n'a jamais servi, de le soulever, de le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s'écoulent la mer, le sable, l'éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein. 
Ils avaient regardé le passage des violons, étonnés.
Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, 1964



lundi 8 juillet 2013

Certains assemblages :


© Guido Mocafico - Chrysaora achlyos - 2002                                        : + :
 


Je suppose que pour moi l' existence idéale, en dehors des limites humaines, serait celle d' une méduse heureuse, irisée, épanouissant son corps ensoleillé par une tiédeur placide au fond d' un bassin de pierre, ne blessant personne et n' étant blessé par rien et vivant entièrement pour la sensation.
A part l' existence de la méduse, j' envie celle du bison des prairies. Les lézards du désert me paraissent aussi enviables, et il y a beaucoup à dire, à mon sens, du rôle innocent joué dans la confusion de la vie par le lichen sur un pommier ou par la mousse sur les racines d' un orme.


Plat d’étain avec figues - 2008

(...)

Je crois que notre sentiment de loin le plus important est l' indescriptible frisson qui nous saisit au hasard de certains spectacles de la vie, de certains assemblages de choses et de gens, pas nécessairement les plus beaux, mais qui donnent à notre existence soudain, une intensité magique.
Cette intensité s' accompagne souvent de l' étrange sensation que nous avons déjà été émus par ces choses dans une autre vie.
Obligez les objets qui vous entourent, même hostiles, à céder à votre résolution et à votre défi : vous affirmer à travers eux et contre eux.
Saisissez l' instant à la gorge. Ne cédez pas à la faiblesse d' attendre que cela change.
Créez le changement en mobilisant les forces spirituelles du fin fond de votre être. C' est une attitude d' esprit que l' habitude peut rendre automatique si vous la répétez constamment. Violez l' instant au passage, il ne se représentera peut être plus jamais.
La technique du bonheur véritable a beaucoup plus à voir avec ce qu' on appelle à tort la vie quotidienne et banale qu' avec les grandes crises de l' existence.
John Cowper Powys (1872-1963), Autobiographie


Chrysaora melanaster II - 2001

dimanche 7 juillet 2013

Aller et revenir :

Mola Ram (1743-1833) - Abhisarika nayika                                          : + :

Cet amour

Cet amour
Si violent
Si fragile
Si tendre
Si désespéré
Cet amour
Beau comme le jour
Et mauvais comme le temps
Quand le temps est mauvais
Cet amour si vrai
Cet amour si beau
Si heureux
Si joyeux
Et si dérisoire
Tremblant de peur comme un enfant dans le noir
Et si sûr de lui
Comme un homme tranquille au milieu de la nuit
Cet amour qui faisait peur aux autres
Qui les faisait parler
Qui les faisait blêmir
Cet amour guetté
Parce que nous le guettions
Traqué blessé piétiné achevé nié oublié
Parce que nous l’avons traqué blessé piétiné achevé nié oublié
Cet amour tout entier
Si vivant encore
Et tout ensoleillé
C’est le tien
C’est le mien
Celui qui a été
Cette chose toujours nouvelle
Et qui n’a pas changé
Aussi vrai qu’une plante
Aussi tremblante qu’un oiseau
Aussi chaude aussi vivant que l’été
Nous pouvons tous les deux
Aller et revenir
Nous pouvons oublier
Et puis nous rendormir
Nous réveiller souffrir vieillir
Nous endormir encore
Rêver à la mort,
Nous éveiller sourire et rire
Et rajeunir
Notre amour reste là
Têtu comme une bourrique
Vivant comme le désir
Cruel comme la mémoire
Bête comme les regrets
Tendre comme le souvenir
Froid comme le marbre
Beau comme le jour
Fragile comme un enfant
Il nous regarde en souriant
Et il nous parle sans rien dire
Et moi je l’écoute en tremblant
Et je crie
Je crie pour toi
Je crie pour moi
Je te supplie
Pour toi pour moi et pour tous ceux qui s’aiment
Et qui se sont aimés
Oui je lui crie
Pour toi pour moi et pour tous les autres
Que je ne connais pas
Reste là
Là où tu es
Là où tu étais autrefois
Reste là
Ne bouge pas
Ne t’en va pas
Nous qui nous sommes aimés
Nous t’avons oublié
Toi ne nous oublie pas
Nous n’avions que toi sur la terre
Ne nous laisse pas devenir froids
Beaucoup plus loin toujours
Et n’importe où
Donne-nous signe de vie
Beaucoup plus tard au coin d’un bois
Dans la forêt de la mémoire
Surgis soudain
Tends-nous la main
Et sauve-nous.
Jacques Prévert, Paroles,1946.


samedi 6 juillet 2013

Ne dominez pas vos passions :


Lyalya Kuznetsova                                                                                                                                                           : + :


Passionnément

pas pas paspaspas pas
pasppas ppas pas paspas
le pas pas le faux pas le pas
paspaspas le pas le mau
le mauve le mauvais pas
paspas pas le pas le papa
le mauvais papa le mauve le pas
paspas passe paspaspasse
passe passe il passe il pas pas
il passe le pas du pas du pape
du pape sur le pape du pas du passe
passepasse passi le sur le
le pas le passi passi passi pissez sur
le pape sur papa sur le sur la sur
la pipe du papa du pape pissez en masse
passe passe passi passepassi la passe
la basse passi passepassi la
passio passiobasson le bas
le pas passion le basson et
et pas le basso do pas
paspas do passe passiopassion do
ne do ne domi ne passi ne dominez pas
ne dominez pas vos passions passives ne
ne domino vos passio vos vos
ssis vos passio ne dodo vos
vos dominos d’or
c’est domdommage do dodor
do pas pas ne domi
pas paspasse passio
vos pas ne do ne do ne dominez pas
vos passes passions vos pas vos
vos pas dévo dévorants ne do
ne dominez pas vos rats
pas vos rats
ne do dévorants ne do ne dominez pas
vos rats vos rations vos rats rations ne ne
ne dominez pas vos passions rations vos
ne dominez pas vos ne vos ne do do
minez minez vos nations ni mais do
minez ne do ne mi pas pas vos rats
vos passionnantes rations de rats de pas
pas passe passio minez pas
minez pas vos passions vos
vos rationnants ragoûts de rats dévo
dévorez-les dévo dédo do domi
dominez pas cet a cet avant-goût
de ragoût de pas de passe de
passi de pasigraphie gra phiphie
graphie phie de phie
phiphie phéna phénakiki
phénakisti coco
phénakisticope phiphie
phopho phiphie photo do do
dominez do photo mimez phiphie
photomicrographiez vos goûts
ces poux chorégraphiques phiphie
de vos dégoûts de vos dégâts pas
pas ça passio passion de ga
coco kistico ga les dégâts pas
le pas pas passiopas passion
passion passioné né né
il est né de la né
de la néga ga de la néga
de la négation passion gra cra
crachez cra crachez sur vos nations cra
de la neige il est il est né
passioné né il est né
à la nage à la rage il
est né à la né à la nécronage cra rage il
il est né de la né de la néga
néga ga cra crachez de la né
de la ga pas néga négation passion
passionné nez pasionném je
je t’ai je t’aime je
je je jet je t’ai jetez
je t’aime passionném t’aime
je t’aime je je jeu passion j’aime
passionné éé ém émer
émerger aimer je je j’aime
émer émerger é é pas
passi passi éééé ém
éme émersion passion
passionné é je
je t’ai je t’aime je t’aime
passe passio ô passio
passio ô ma gr
ma gra cra crachez sur les rations
ma grande ma gra ma té
ma té ma gra
ma grande ma té
ma terrible passion passionnée
je t’ai je terri terrible passio je
je je t’aime
je t’aime je t’ai je
t’aime aime aime je t’aime
passionné é aime je
t’aime passioném
je t’aime
passionnément aimante je
t’aime je t’aime passionnément
je t’ai je t’aime passionné né
je t’aime passionné
je t’aime passionnément je t’aime
je t’aime passio passionnément
Ghérasim Luca, Le chant de la carpe, 1973


Philip Schoutte - Serendigraphy - 2013
 

vendredi 5 juillet 2013

Tout dépend du coup d’œil :


Samantha Keely Smith - 2012-2013                                                                                                                                      : + :

L'allée des épines

Quone malo mentem concussa ? Timore deorum.
Horat., Sat. Lib. II, sat. iii.

1. L’envie ne m’accusera pas d’avoir dissipé des millions à l’État pour aller au Pérou ramasser de la poudre d’or, ou chercher des martres zibelines en Laponie. Ceux à qui Louis commanda de vérifier les calculs du grand Newton, et de déterminer avec une toise la figure de notre globe, remontaient sans moi le fleuve de Torno, et je ne descendais point avec eux la rivière des Amazones. Aussi, mon cher Ariste, ne t’entretiendrai-je pas des périls que j’ai courus dans les pays glacés du nord, ou dans les déserts brûlants du midi : moins encore des avantages que la géographie, la navigation, l’astronomie retireront, dans deux ou trois mille ans, des prodiges de mon quart de cercle et de l’excellence de mes lunettes. Je me propose une fin plus noble, une utilité plus prochaine. C’est d’éclairer, de perfectionner la raison humaine par le récit d’une simple promenade. Le sage a-t-il besoin de traverser les mers et de tenir registre des noms barbares et des penchants effrénés des sauvages, pour instruire des peuples policés ? Tout ce qui nous environne est un sujet d’observation. Les objets qui nous sont le plus familiers, peuvent être pour nous des merveilles ; tout dépend du coup d’œil. S’il est distrait, il nous trompe : s’il est perçant et réfléchi, il nous approche de la vérité.
Denis Diderot, La Promenade du Sceptique ou les Allées, 1747


mardi 2 juillet 2013

Atrocement irréparable :

 
Tsunami - Japon - 2011


Poème à crier dans les ruines
Tous deux crachons tous deux
Sur ce que nous avons aimé
Sur ce que nous avons aimé tous deux
Si tu veux car ceci tous deux
Est bien un air de valse et j’imagine
Ce qui passe entre nous de sombre et d’inégalable
Comme un dialogue de miroirs abandonnés
A la consigne quelque part Foligno peut-être
Ou l’Auvergne la Bourboule
Certains noms sont chargés d’un tonnerre lointain
Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses
Où se promènent de petites automobiles de louage
Veux-tu car il faut que quelque chose encore
Quelque chose
Nous réunisse veux-tu crachons
Tous deux c’est une valse
Une espèce de sanglot commode
Crachons crachons de petites automobiles
Crachons c’est la consigne
Une valse de miroirs
Un dialogue nulle part
Écoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L’un d’eux est un cheval qui s’accoude à la terre
L’autre un mort agitant un linge l’autre
La trace de tes pas Je me souviens d’un village désert
A l’épaule d’une montagne brûlée
Je me souviens de ton épaule
Je me souviens de ton coude
Je me souviens de ton linge
Je me souviens de tes pas
Je me souviens d’une ville où il n’y a pas de cheval
Je me souviens de ton regard qui a brûlé
Mon cœur désert un mort Mazeppa qu’un cheval
Emporte devant moi comme ce jour dans la montagne
L’ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs
Qui saignaient prophétiquement tandis
Que le jour faiblissait sur des camions bleus
Je me souviens de tant de choses
De tant de soirs
De tant de chambres
De tant de marches
De tant de colères
De tant de haltes dans des lieux nuls
Où s’éveillait pourtant l’esprit du mystère pareil
Au cri d’un enfant aveugle dans une gare-frontière
Je me souviens



Je parle donc au passé Que l’on rie
Si le cœur vous en dit du son de mes paroles
Aima Fut Vint Caressa
Attendit Épia les escaliers qui craquèrent
0 violences violences je suis un homme hanté
Attendit attendit puits profonds
J’ai cru mourir d’attendre
Le silence taillait des crayons dans la rue
Ce taxi qui toussait s’en va crever ailleurs
Attendit attendit les voix étouffées
Devant la porte le langage des portes
Hoquet des maisons attendit
Les objets familiers prenaient à tour de rôle
Attendit l’aspect fantomatique Attendit
Des forçats évadés Attendit
Attendit Nom de Dieu
D’un bagne de lueurs et soudain
Non Stupide Non
Idiot
La chaussure a foulé la laine du tapis
Je rentre à peine
Aima aima aima mais tu ne peux pas savoir combien
Aima c’est au passé
Aima aima aima aima aima
0 violences



Ils en ont de bonnes ceux
Qui parlent de l’amour comme d’une histoire de cousine
Ah merde pour tout ce faux-semblant
Sais-tu quand cela devient vraiment une histoire
L’amour
Sais-tu
Quand toute respiration tourne à la tragédie
Quand les couleurs du jour sont ce que les fait un rire
Un air une ombre d’ombre un nom jeté
Que tout brûle et qu’on sait au fond
Que tout brûle
Et qu’on dit Que tout brûle
Et le ciel a le goût du sable dispersé
L’amour salauds l’amour pour vous
C’est d’arriver à coucher ensemble
D’arriver
Et après Ha ha tout l’amour est dans ce
Et après
Nous arrivons à parler de ce que c’est que de
Coucher ensemble pendant des années
Entendez-vous
Pendant des années
Pareilles à des voiles marines qui tombent
Sur le pont d’un navire chargé de pestiférés
Dans un film que j’ai vu récemment
Une à une
La rose blanche meurt comme la rose rouge
Qu’est-ce donc qui m’émeut à un pareil point
Dans ces derniers mots
Le mot dernier peut-être mot en qui
Tout est atroce atrocement irréparable
Et déchirant Mot panthère Mot électrique
Chaise
Le dernier mot d’amour imaginez-vous ça
Et le dernier baiser et la dernière
Nonchalance
Et le dernier sommeil Tiens c’est drôle
Je pensais simplement à la dernière nuit
Ah tout prend ce sens abominable
Je voulais dire les derniers instants
Les derniers adieux le dernier soupir
Le dernier regard
L’horreur l’horreur l’horreur
Pendant des années l’horreur
Crachons veux-tu bien
Sur ce que nous avons aimé ensemble
Crachons sur l’amour
Sur nos lits défaits
Sur notre silence et sur les mots balbutiés
Sur les étoiles fussent-elles
Tes yeux
Sur le soleil fût-il
Tes dents
Sur l’éternité fût-elle
Ta bouche
Et sur notre amour
Fût-il
Ton amour
Crachons veux-tu bien


Louis Aragon, La grande gaieté, 1929



lundi 1 juillet 2013

C'est possible :



L'amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser
Et c'est bien en vain qu'on l'appelle
S'il lui convient de refuser
Rien n'y fait, menace ou prière
L'un parle bien, l'autre se tait
Et c'est l'autre que je préfère
Il n'a rien dit, mais il me plaît
L'amour (× 4)
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais, jamais, connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi
L'oiseau que tu croyais surprendre
Battit de l'aile et s'envola
L'amour est loin, tu peux l'attendre
Tu ne l'attends plus, il est là
Tout autour de toi, vite, vite
Il vient, s'en va, puis il revient
Tu crois le tenir, il t'évite
Tu crois l'éviter, il te tient
L'amour (× 4)
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi
Georges Bizet, Livret de Ludovic Halévy et d'Henri Meilhac, Carmen, 1875 : + :
   
Pablo Picasso - Carmen - 1949


  Allo Darlène ? réponds vite, j'ai plus de crédit. Allo ? Décroche merde ! ... J'ai vu ce truc de ouf dans le journal. La bombe sur New-York. T'étais là-bas quand çà a pété ? Crac bzzzz. Allo ? Tu m'entends ? Ça capte mal. Je suis dans la forêt. Rappelle moi quand tu as ce message. Pour me dire si tu es morte ou quoi...

     Allo ? T'as eu mon message ? Écoute, je te l'ai jamais dit. J'étais con, timide. Je t'aime. Même si t'es morte, je t'aimerai toujours. Je veux que tu le saches. C'est ringard de dire çà. Mais là, je suis à poil au fond de la jungle. Plus rien à foutre de passer pour un con... Tu étais ma petite Darlène chérie. Chaque fois que tu sortais avec Momo, çà me rendait dingue. Je buvais, je me droguais. Je me suis mis dans les pires galères à cause de toi. Mais toujours je te pardonnais. Tu étais le centre de ma vie. Sans toi je dépérissais. Comme s'il me manquait le cœur et les poumons. Alors je suis parti en Guyane pour t'oublier... mais maintenant je regrette. Si j'étais resté tu serais pas morte à New York. On serait ensemble dans la forêt. On aurait une belle maison et des enfants. Et je trouverai plein d'or pour que tu sois riche et belle... Tut tut tut... Putain de messagerie qui raccroche dès qu'on laisse un message de plus de dix secondes !

     ...Allo, Darlène ? Tu vois comment je t'aime. J'ai plus de crédit, mais je bouffe mes dernières unités pour toi ! ... Ya un truc hyper fort qui nous lie. Un truc vaudou que ta mère nous a mis. elle voulait qu'on se marie, et elle nous uni pour toujours avec sa sorcellerie. Elle a égorgé un poulet, ou un truc comme çà. Fais pas semblant de pas comprendre. Tu es haïtienne. Tu sais très bien que c'est possible... En tout cas même si c'est pas du vaudou on est fait l'un pour l'autre. C'est évident mais tu voulais pas l'accepter. Tu préférais sortir avec le dealer pour frimer avec les fringues et la tune. quelle conne ! T'as voulu aller contre le vaudou et t'as été punie. T'es morte ! Je dis pas çà pour te reprocher. Juste regarde la vérité ... Tut tut tut... C'est pas possible cette messagerie de merde !

     ...Allo ? Ouais, c'est encore moi. je sais, je te harcèle. Mais bon, t'es morte, alors j'ai des trucs a te dire... Si tu décroches pas parce que je suis un terroriste, surtout le crois pas ! Ya ma photo dans le journaux mais c'est pas moi. C'est un coup a Momo et sa bande. je t'avais dis de pas sortir avec un voyou. C'est trop un fanatique. Et voilà, il t'a massacrée ! ... Mais t'en fais pas, je vais te venger. Promis juré, il va payer le bâtard. dès que je l'ai chopé, je lui coupe la tête et les couilles. Et je viens te les offrir au Ciel sur un plateau ! J'espère que là tu me diras enfin oui... Bip bip bip bip... Putain, plus de crédit !

     J'ai plus de crédit, mais c'est pas grave, chérie. Je gueule dans la forêt, la tête vers le ciel. Et je suis sur que tu m'entends là haut.
"See you soon, baby, in the sky or in New York City !"
Jean-Louis Costes, Guerriers amoureux, 2012, : + :


Eduardo Munoz - Voodoo in Haiti                                                                                                                  : + :