mercredi 10 juillet 2013

Toutes sortes de rencontres :


Laurence Forbin - Étreinte                                                                                    : + :
 
 
ART. 82. Comment des passions fort différentes conviennent en ce qu’elles participent de l’amour.

Il n’est pas besoin aussi de distinguer autant d’espèces d’amour qu’il y a de divers objets qu’on peut aimer ; car, par exemple, encore que les passions qu’un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l’argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme d’honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois, en ce qu’elles participent de l’amour, elles sont semblables. Mais les quatre premiers n’ont de l’amour que pour la possession des objets auxquels se rapporte leur passion, et n’en ont point pour les objets mêmes, pour lesquels ils ont seulement du désir mêlé avec d’autres passions particulières. Au lieu que l’amour qu’un bon père a pour ses enfants est si pur qu’il ne désire rien avoir d’eux, et ne veut point les posséder autrement qu’il fait, ni être joint à eux plus étroitement qu’il est déjà ; mais, les considérant comme d’autres soi-même, il recherche leur bien comme le sien propre, ou même avec plus de soin, parce que, se représentant que lui et eux font un tout dont il n’est pas la meilleure partie, il préfère souvent leurs intérêts aux siens et ne craint pas de se perdre pour les sauver. L’affection que les gens d’honneur ont pour leurs amis est de cette même nature, bien qu’elle soit rarement si parfaite ; et celle qu’ils ont pour leur maîtresse en participe beaucoup, mais elle participe aussi un peu de l’autre.



ART. 211. Un remède général contre les passions.

Et maintenant que nous les connaissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n’avions auparavant. Car nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès, contre lesquels les remèdes que j’ai expliqués pourraient suffire si chacun avait assez de soin de les pratiquer. Mais, parce que j’ai mis entre ces remèdes la préméditation et l’industrie par laquelle on peut corriger les défauts de son naturel, en s’exerçant à séparer en soi les mouvements du sang et des esprits d’avec les pensées auxquelles ils ont coutume d’être joints, j’avoue qu’il y a peu de personnes qui se soient assez préparées en cette façon contre toutes sortes de rencontres, et que ces mouvements excités dans le sang par les objets des passions suivent d’abord si promptement des seules impressions qui se font dans le cerveau et de la disposition des organes, encore que l’âme n’y contribue en aucune façon, qu’il n’y a point de sagesse humaine qui soit capable de leur résister lorsqu’on n’y est pas assez préparé. Ainsi plusieurs ne sauraient s’abstenir de rire étant chatouillés, encore qu’ils n’y prennent point de plaisir. Car l’impression de la joie et de la surprise, qui les a fait rire autrefois pour le même sujet, étant réveillée en leur fantaisie, fait que leur poumon est subitement enflé malgré eux par le sang que le cœur lui envoie. Ainsi ceux qui sont fort portés de leur naturel aux émotions de la joie ou de la pitié, ou de la peur, ou de la colère, ne peuvent s’empêcher de pâmer, ou de pleurer, ou de trembler, ou d’avoir le sang tout ému, en même façon que s’ils avaient la fièvre, lorsque leur fantaisie est fortement touchée par l’objet de quelqu’une de ces passions. Mais ce qu’on peut toujours faire en telle occasion, et que je pense pouvoir mettre ici comme le remède le plus général et le plus aisé à pratiquer contre tous les excès des passions, c’est que, lorsqu’on se sent le sang ainsi ému, on doit être averti et se souvenir que tout ce qui se présente à l’imagination tend à tromper l’âme et à lui faire paraître les raisons qui servent à persuader l’objet de sa passion beaucoup plus fortes qu’elles ne sont, et celles qui servent à la dissuader beaucoup plus faibles. Et lorsque la passion ne persuade que des choses dont l’exécution souffre quelque délai, il faut s’abstenir d’en porter sur l’heure aucun jugement, et se divertir par d’autres pensées jusqu’à ce que le temps et le repos aient entièrement apaisé l’émotion qui est dans le sang. Et enfin, lorsqu’elle incite à des actions touchant lesquelles il est nécessaire qu’on prenne résolution sur-le-champ, il faut que la volonté se porte principalement à considérer et à suivre les raisons qui sont contraires à celles que la passion représente, encore qu’elles paraissent moins fortes. Comme lorsqu’on est inopinément attaqué par quelque ennemi, l’occasion ne permet pas qu’on emploie aucun temps à délibérer. Mais ce qu’il me semble que ceux qui sont accoutumés à faire réflexion sur leurs actions peuvent toujours, c’est que, lorsqu’ils se sentiront saisis de la peur, ils tâcheront à détourner leur pensée de la considération du danger, en se représentant les raisons pour lesquelles il y a beaucoup plus de sûreté et plus d’honneur en la résistance qu’en la fuite ; et, au contraire, lorsqu’ils sentiront que le désir de vengeance et la colère les incite à courir inconsidérément vers ceux qui les attaquent, ils se souviendront de penser que c’est imprudence de se perdre quand on peut sans déshonneur se sauver, et que, si la partie est fort inégale, il vaut mieux faire une honnête retraite ou prendre quartier que s’exposer brutalement à une mort certaine.





ART. 212. Que c’est d’elles seules que dépend tout le bien et le mal de cette vie.

Au reste, l’âme peut avoir ses plaisirs à part. Mais pour ceux qui lui sont communs avec le corps, ils dépendent entièrement des passions : en sorte que les hommes qu’elles peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie. Il est vrai qu’ils y peuvent aussi trouver le plus d’amertume lorsqu’ils ne les savent pas bien employer et que la fortune leur est contraire. Mais la sagesse est principalement utile en ce point, qu’elle enseigne à s’en rendre tellement maître et à les ménager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous.

René Descartes, Les Passions de l’âme, 1649
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