samedi 13 juillet 2013

Avec la tendresse la plus grande :



Santu Mofokeng - Bloemhof                                                                                                                            : + :

Au-dessus des prêtres gouverneurs était le roi. Sa puissance montait avec la lune : d'abord invisible, voilà qu'il commençait à se montrer quand paraissait le croissant, conférait les menues dignités... Enfin la pleine lune faisait de lui le vrai roi, le maître de la vie et de la mort. Alors, peint ou doré (avec, sans doute, l'aspect des rois précolombiens), paré du trésor royal, couché sur un lit élevé, il recevait les lavages sacrés, les bénédictions des prêtres. Il rendait la justice, faisait distribuer les vivres au peuple, adressait aux astres la prière solennelle du royaume. Parfait !
La lune commençait à diminuer : il se cloîtrait dans le palais. Quand enfin venait l'époque des nuits sans lune, nul n'avait plus le droit de lui parler. Son nom, par tout le royaume, était interdit. Supprimé! Le jour lui était refusé. Caché dans l'obscurité, même pour la reine, il perdait les prérogatives royales. Ne donnait plus d'ordres. Ne recevait, ni n'envoyait de présents. Ne conservait de sa condition que cette réclusion sacrée. Dans le peuple entier, récoltes, mariages, naissances étaient liés à ces événements.
Les enfants nés pendant les jours sans lune étaient tués à leur naissance.
Les noces du roi et la reine - toujours sa sœur, toujours ! -  étaient célébrées sur une tour ; les rapports sexuels du roi et de ses autres femmes étaient liés au mouvement des astres. Comme la vie du roi était liée à la Lune, celle de la première reine l'était à Vénus - la planète bien sûr ! 
Maintenant, attention ! Quand Vénus, d'étoile du soir, devenait étoile du matin, tous les astrologues étaient à l'affut. Si c'était l'époque d'une éclipse de lune, on emmenait le roi et la reine dans une caverne de la montagne.
Et on les étranglait. 
Ils ne l'ignoraient pas plus qu'un médecin urémique ou cancéreux n'ignore comment finissent l'urémie et le cancer : liés au ciel comme nous à nos virus. Presque tous les dignitaires les suivaient dans la mort. Ils mourraient de la mort du roi comme nous mourrons d'une embolie.
Le cadavre du roi était traité avec la tendresse la plus grande, jusqu'à ce qu'il ressuscitât avec le croissant sous la forme d'un nouveau roi.
Et tout recommençait.
Voilà.
André Malraux, Le miroir des limbes I, Antimémoires, 1972