vendredi 27 mars 2015

Inventons donc :


Autoportrait 01 - Elena Vizerskaya                                                                                                                                           : + :


A Julie

On me demande, par les rues,
Pourquoi je vais bayant aux grues,
Fumant mon cigare au soleil,
A quoi se passe ma jeunesse,
Et depuis trois ans de paresse
Ce qu’ont fait mes nuits sans sommeil.

Donne-moi tes lèvres, Julie ;
Les folles nuits qui t’ont pâlie
Ont séché leur corail luisant.
Parfume-les de ton haleine ;
Donne-les-moi, mon Africaine,
Tes belles lèvres de pur sang.

Mon imprimeur crie à tue-tête
Que sa machine est toujours prête,
Et que la mienne n’en peut mais.
D’honnêtes gens, qu’un club admire,
N’ont pas dédaigné de prédire
Que je n’en reviendrai jamais.

Julie, as-tu du vin d’Espagne ?
Hier, nous battions la campagne ;
Va donc voir s’il en reste encor.
Ta bouche est brûlante, Julie ;
Inventons donc quelque folie
Qui nous perde l’âme et le corps.

On dit que ma gourme me rentre,
Que je n’ai plus rien dans le ventre,
Que je suis vide à faire peur ;
Je crois, si j’en valais la peine,
Qu’on m’enverrait à Sainte-Hélène,
Avec un cancer dans le cœur.

Allons, Julie, il faut t’attendre
A me voir quelque jour en cendre,
Comme Hercule sur son rocher.
Puisque c’est par toi que j’expire,
Ouvre ta robe, Déjanire,
Que je monte sur mon bûcher.

Alfred de Musset













jeudi 26 mars 2015

Avoir confiance en tout :

Jean-Christophe Theil                                                                                                   : + :



Pour bien connaître une chose il faut avoir confiance en tout ce que l'on connaît déjà et en l'étendue de ce savoir, quels que soient les horizons vers lesquels ils nous entraine. Autrefois, j'avais un écureuil qui s'appelait Omar et qui vivait dans l'intimité cotonneuse et la pénombre moelleuse de notre vieux canapé vert; Omar connaissait ce canapé; il le connaissait de l'intérieur ce sur quoi je me contentais de m'asseoir, et avait confiance en son savoir qui lui permettait de ne pas se faire écrabouiller par mon ignorance. Il a survécu jusqu'au jour où une couverture écossaise - que l'on avait étendue là pour camoufler l'usure - le désorienta à tel point qu'il perdit confiance en sa connaissance intime. Au lieu de s'évertuer à intégrer une couverture à l'organisation de son petit monde, il partit s'installer dans la gouttière à l'arrière de la maison où il mourut noyé à la première averse d'automne, sans doute en maudissant la fameuse couverture : au diable ce monde qui refuse de rester le même ! Qu'il aille au diable !
 Ken Kesey, Et quelquefois j'ai comme une grande idée, 1964





dimanche 22 mars 2015

Il mène sa vie :


Garry Winograd - Fort Worth, Texas - 1974


Savez-vous comme c'est simple un désir ? Se promener est un désir. Écouter de la musique, ou bien faire de la musique, ou bien écrire sont des désirs. Un printemps, un hiver sont des désirs. La vieillesse aussi est un désir. Même la mort. Le désir n'est jamais à interpréter, c'est lui qui expérimente. Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou a une conception de la fête (la révolution sera une fête...). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps ; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie sauf à l’hôpital ; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terrible ; bref tous ceux qui souffrent. Nous disons tout au contraire : il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible. Les organisations de formes, les organisations de sujet (l'autre plan) "impuissantent" le désir : elles le soumettent à la loi, elles y introduisent le manque. Si vous ligotez quelqu'un et que vous lui dîtes : "Exprime-toi camarade", il pourra dire tout au plus qu'il ne veut pas être ligoté. Telle est sans doute la seule spontanéité du désir : ne pas vouloir être opprimé, exploité, asservi, assujetti. Mais on n'a jamais fait un désir avec des non-vouloirs.
Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, 1996



Central Park, New York - 1968

jeudi 19 mars 2015

Souffrir justement ?

 
Neil Carver -  Omni-Phantasmic (via)


- Mais quoi ? demandai-je, quand un homme croit avoir tort, dans la mesure où il est plus noble n'est-il pas moins capable de s'emporter, souffrant de la faim, du froid ou de toute autre incommodité semblable, contre celui qui, pense-t-il, le fait souffrir justement ? En d'autres termes, ne se refuse-t-il pas à éveiller sa colère contre celui qui le traite ainsi ?
- C'est la vérité, répondit-il.
- Par contre, s'il se croit victime d'une injustice, n'est-ce pas qu'alors il bouillonne, s'irrite, combat du côté qui lui paraît juste -même s'il y va de la faim, du froid, et de toutes les épreuves de ce genre- et, ferme dans ses positions, triomphe, sans se départir de ces sentiments généreux qu'il n'ait accompli son dessein, ou ne meure, ou, comme un chien par le berger, ne soit, par sa raison, rappelé à lui et calmé.
- Cette image est tout fait juste, observa-t-il ; aussi bien, dans notre cité, avons-nous établi que les auxiliaires seraient soumis aux chefs comme des chiens à leurs bergers.
- Tu comprends parfaitement ce que je veux dire; mais fais-tu en outre cette réflexion?
- Laquelle?
- Que c'est le contraire de ce que nous pensions tout à l'heure qui se révèle à nous au sujet de l'élément irascible. Tout à l'heure, en effet, nous pensions qu'il se rattachait à l'élément concupiscible, tandis que maintenant nous disons qu'il s'en faut de beaucoup et que, bien plutôt, quand une sédition s'élève dans l'âme, il prend les armes en faveur de la raison.
- Assurément.
- Est-il dont différent de la raison, ou l'une de ses formes, de sorte qu'il n'y aurait pas trois éléments dans l'âme, mais deux seulement, le rationnel et le concupiscible ? Ou bien, de même que trois classes composaient la cité -gens d'affaires, auxiliaires et classe délibérante- de même, dans l'âme, le principe irascible constitue-t-il un troisième élément, auxiliaire naturel de la raison quand une mauvaise éducation ne l'a point corrompu ?
- Il y a nécessité, répondit-il, qu'il constitue un troisième élément.
- Oui, dis-je, s'il apparaît différent de l'élément rationnel, comme il est apparu différent du concupiscible.
Platon, République



mercredi 18 mars 2015

Ailleurs que sur soi-même :


Auguste Herbin - Les toits de Paris sous la neige -1902



Le désir de l'avantage salarial s'environne de crainte lorsque l'obtention de cet avantage est conditionné par des stratégies de probabilité décroissante - comme atteindre tel objectif intermédiaire dont la portée semble de plus en plus lointaine. La combinaison de l'intensité maintenue du désir - pour le salarié l'accès à l'argent est toujours aussi impérieux et l'abandon n'est pas une option - et de la difficulté croissante de ses conditions de réalisation est génératrice d'une tension dont l'affect triste de crainte est le principe. Or, comme tous les affects tristes, celui-ci induit du conatus un surplus d'activité pour s'en défaire - "plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d'agir par laquelle l'homme s'efforce de lutter contre la tristesse". Cette situation passionnelle, déterminée par la structure générale du rapport d'enrôlement salarial et par les conditions ambiantes dans lesquelles ce rapport s'effectue, s'impose sans appel à l'agent et lui prescrit tous ses efforts - déployé avec une intensité proportionnelle à celle du désir directeur. Or l'intensification des mouvements de puissance conative,  dans un contexte général de domination et d'instrumentalisation a nécessairement pour corrélat un relèvement du niveau de violence exercé sur les autres - ceux que chacun à la possibilité de dominer-instrumenter - aussi bien d'ailleurs que sur soi-même.
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude - Marx et Spinoza - 2010



Johan Thorn Prikker - Madonna in the tulip field, infront of the cross - 1892


mardi 17 mars 2015

Personne ne possède de clé :


Herbert Matter - Mercedes nude in net - 1940


La came est une équation cellulaire qui enseigne à l’utilisateur des faits d’une valeur générale. J’ai énormément appris en utilisant la came : j’ai vu la vie mesurée dans des gouttes de solution de morphine. J’ai vécu la privation atroce du sevrage et le plaisir du soulagement lorsque les cellules assoiffées de came boivent à la seringue. Tout plaisir n’est peut-être que dans le soulagement. J’ai appris le stoïcisme cellulaire que la came enseigne à l’utilisateur. J’ai vu une cellule de prison pleine de camés malades, silencieux et immobiles dans leur misère individuelle. Ils savaient la vanité de se plaindre ou de bouger. Ils savaient que, fondamentalement, personne ne peut aider personne. Personne ne possède de clé, de secret qu’il pourrait vous révéler. J’ai appris l’équation de la came.




(...)
Laisser tomber la came, c’est changer totalement de mode de vie. J’ai vu des camés se désintoxiquer, se mettre à boire comme des trous, et finalement crever en peu d’années. Le suicide est également très fréquent chez les ex-camés. Pour quelle raison un camé s’arrête-t-il volontairement ? Personne ne connaît la réponse. Aucune analyse objective des horreurs et des désavantages de la came ne peut donner l’impulsion initiale pour s’arrêter. La décision d’arrêter la came est une décision cellulaire et quand on a résolu de s’arrêter, il est impossible de s’y remettre de façon permanente ensuite, de même qu’auparavant il était impossible de s’en passer. Comme pour celui qui est de retour d’un long voyage, tout paraît différent quand on revient de la came.

William Burroughs, Junky, 1953
pdf : + :



mardi 10 mars 2015

Simuler un intérêt :


Joan Miro - Portrait

Car, à a vérité, dit le Mathématicien, avec un sourire bienveillant qui entend établir sa totale indifférence à un quelconque jugement moral en cette affaire, c'est une erreur grossière de prétendre que Rita, quand elle est ivre, veut montrer ses seins à tout le monde, parce que, de toute façon, elle est toujours ivre et que la plupart du temps elle est habillée jusqu'au cou. Non, d'après le Mathématicien, si elle fait ça de temps en temps, ce n'est pas tant par alcoolisme ou exhibitionnisme que par timidité : que faire, de quoi parler, comment se comporter en société ? Simuler un intérêt pour des conversations stupides ou prendre des poses prétentieuses, essayer de réfuter des arguments inattaquables mais complètement faux, justifier pourquoi nous préférons la pâte de coings à celle de pommes ou Miro à Dali ? Ah non ! mieux vaut rester dans un coing à se taire, en buvant gin sur gin, en fumant du tabac noir, jusqu'à ce que à un moment donné de la nuit, de façon brusque et pour passer à l'action après un marasme insupportable, sans savoir quel comportement adopter ni quel mot vrai proférer, pour libérer l'angoisse, paf, les seins à l'air. Et ça bien sûr, sans aucune préméditation, de façon compulsive plutôt, au moment ou non seulement les autres mais elle même l'attendent le moins.
 Juan José Saer, Glose, 1988



Salvador Dali - Portrait