Et ce n'est pas seulement nos œuvres, mais tout ce que notre
monde a produit, depuis des siècles, que les flammes, l'incurie ou la
vermine finiront par anéantir. Ainsi, de Shirine avisant Khosrow, du
haut de Féchauguette ; et Khosrow contemplant Shirine, qui se baigne, au
clair de la lune ; et tous les délicats regards de tous les amants
délicats ; Rustam au fond du puits, qui terrasse le démon blanc ; Majnûn
languissant au désert, avec le tigre blanc et les mouflons apprivoisés ;
et le chien de berger félon, démasqué et pendu pour avoir offert à la
louve, qu'il couvrait chaque nuit, un agneau du troupeau dont il avait
la garde ; et les rinceaux de fleurs et d'anges, de rameaux et d'oiseaux,
de feuillages et de branchages, qui firent verser tant de larmes ; les
joueurs de luth qui illustrent les vers mystérieux de Hâfiz ; les
milliers de corniches décorées de motifs par les novices, par les
maîtres, qu'elles ont fini par rendre à moitié, puis totalement, aveugles
; les plaques écrites, apposées aux murs, sur le dessus des portes ;
tous ces distiques dissimulés dans la facture compliquée des
encadrements ; les humbles signatures, perdues dans les rohers, sous
les buissons, au pied des murs, sous les toitures, au coin des façades,
sous la semelle d'un soulier ; les fleurs qui couvrent par milliers les
couvertures des amants ; les têtes coupées des infidèles, attendant
patiemment l'assaut, par l’aïeul de notre Sultan, d'une ville qu'il a
vaincue. Toutes les tentes et les canons, et les fusils, à
l'arrière-plan, quand les ambassadeurs des pays infidèles viennent baiser
les pieds de Farrière - grand-père de notre Sultan, auxquels tu
travaillas aussi, quand tu étais encore tout jeune ; les diables, avec
ou sans queue, avec ou sans cornes, aux dents et aux ongles pointus ;
les milliers d’espèces d’oiseaux, parmi lesquels la huppe sage, le
moineau sautillant, le milan stupide et le rossignol poète ; les chats
qui se tiennent bien, les chiens qui se tiennent mal ; les nuées qui
galopent ; les petits brins d’herbe adorables, identiques sur mille
images ; les rochers, aux ombres naïves, et les cyprès, les grenadiers,
et les platanes par milliers, leurs feuilles tracées une à une avec une
patience angélique ; et ces palais, avec toutes leurs briques, qui
reproduisent les palais de Tahmasp ou Tamerlan, mais qui illustrent des
histoires tant de fois plus anciennes ; les princes par milliers, qui
écoutent, dans la campagne, mélancoliques, la musique jouée pour eux par
des femmes et des garçons, assis sur des tapis à l'ombre d’arbres en
fleurs, au printemps ; les merveilleux motifs de ces tapis et des
faïences, qui coûtèrent aux petites mains des apprentis, de Samarcande
ou de chez nous, depuis un siècle et demi, tant de larmes et de coups de
bâton ; les jardins merveilleux, les milans noirs qui planent,
au-dessus des champs de bataille, sur les morts innombrables, et les
parties de chasse de nos souverains, poursuivant délicatement les
gazelles aussi délicates, qui fuient, tremblantes, devant eux ; les
ennemis en servitude, la mort des rois, les galions infidèles, les cités
rivales, et la sombre clarté qui tombe des étoiles, ces nuits, que
hantent les cyprès, et qui brillent comme si la nuit s’écoulait et
brillait dans l’encre de ton pinceau, toutes tes scènes fondues au
rouge, que ce soit d'amour ou de mort, tout, tout disparaîtra.