jeudi 28 novembre 2013

Que ce soit d'amour :


Jean Rougé - Passe pirouette                                                                                                  : + :

Et ce n'est pas seulement nos œuvres, mais tout ce que notre monde a produit, depuis des siècles, que les flammes, l'incurie ou la vermine finiront par anéantir. Ainsi, de Shirine avisant Khosrow, du haut de Féchauguette ; et Khosrow contemplant Shirine, qui se baigne, au clair de la lune ; et tous les délicats regards de tous les amants délicats ; Rustam au fond du puits, qui terrasse le démon blanc ; Majnûn languissant au désert, avec le tigre blanc et les mouflons apprivoisés ; et le chien de berger félon, démasqué et pendu pour avoir offert à la louve, qu'il couvrait chaque nuit, un agneau du troupeau dont il avait la garde ; et les rinceaux de fleurs et d'anges, de rameaux et d'oiseaux, de feuillages et de branchages, qui firent verser tant de larmes ; les joueurs de luth qui illustrent les vers mystérieux de Hâfiz ; les milliers de corniches décorées de motifs par les novices, par les maîtres, qu'elles ont fini par rendre à moitié, puis totalement, aveugles ; les plaques écrites, apposées aux murs, sur le dessus des portes ; tous ces distiques dissimulés dans la facture compliquée des encadrements ; les humbles signatures, perdues dans les rohers, sous les buissons, au pied des murs, sous les toitures, au coin des façades, sous la semelle d'un soulier ; les fleurs qui couvrent par milliers les couvertures des amants ; les têtes coupées des infidèles, attendant patiemment l'assaut, par l’aïeul de notre Sultan, d'une ville qu'il a vaincue. Toutes les tentes et les canons, et les fusils, à l'arrière-plan, quand les ambassadeurs des pays infidèles viennent baiser les pieds de Farrière - grand-père de notre Sultan, auxquels tu travaillas aussi, quand tu étais encore tout jeune ; les diables, avec ou sans queue, avec ou sans cornes, aux dents et aux ongles pointus ; les milliers d’espèces d’oiseaux, parmi lesquels la huppe sage, le moineau sautillant, le milan stupide et le rossignol poète ; les chats qui se tiennent bien, les chiens qui se tiennent mal ; les nuées qui galopent ; les petits brins d’herbe adorables, identiques sur mille images ; les rochers, aux ombres naïves, et les cyprès, les grenadiers, et les platanes par milliers, leurs feuilles tracées une à une avec une patience angélique ; et ces palais, avec toutes leurs briques, qui reproduisent les palais de Tahmasp ou Tamerlan, mais qui illustrent des histoires tant de fois plus anciennes ; les princes par milliers, qui écoutent, dans la campagne, mélancoliques, la musique jouée pour eux par des femmes et des garçons, assis sur des tapis à l'ombre d’arbres en fleurs, au printemps ; les merveilleux motifs de ces tapis et des faïences, qui coûtèrent aux petites mains des apprentis, de Samarcande ou de chez nous, depuis un siècle et demi, tant de larmes et de coups de bâton ; les jardins merveilleux, les milans noirs qui planent, au-dessus des champs de bataille, sur les morts innombrables, et les parties de chasse de nos souverains, poursuivant délicatement les gazelles aussi délicates, qui fuient, tremblantes, devant eux ; les ennemis en servitude, la mort des rois, les galions infidèles, les cités rivales, et la sombre clarté qui tombe des étoiles, ces nuits, que hantent les cyprès, et qui brillent comme si la nuit s’écoulait et brillait dans l’encre de ton pinceau, toutes tes scènes fondues au rouge, que ce soit d'amour ou de mort, tout, tout disparaîtra.
Orhan Pamuk, Mon nom est rouge, 1998, traduit du turc par Gilles Authier


Le Péregrin


Rives