samedi 30 mars 2013

Comme s'il y avait du gris partout :


© Lisette Model (1901 - 1983)                                                                                                                              : + : : + :

Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays, plusieurs jours de suite. Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu'une ou deux fois dans l'année, à la fin de l'hiver, ou en automne. Ce qui est le plus étrange, c'est qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort, et par moments il s'éteint complètement, et on l'oublie. Ce n'est pas un vent froid comme celui des tempêtes au cœur de l'hiver, quand la mer lève ses vagues furieuses. Ce n'est pas non plus un vent brûlant et desséchant comme celui qui vient du désert, et qui allume la lueur rouge des maisons qui fait crisser le sable sur les toits de tôle et de papier goudronné. Non, le vent de malheur est un vent très doux qui tourbillonne, qui lance quelques rafales, puis qui pèse sur les toits des maisons, qui pèse sur les épaules et sur la poitrine des hommes. Quand il est là, l'air devient plus chaud et plus lourd, comme s'il y avait du gris partout.
Quand il vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout, les petits enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C'est pour cela qu'on l'appelle le vent de malheur.
Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur la Cité, Lalla l'a tout de suite reconnu. Elle a vu les nuages de poussière grise qui avançaient sur la plaine, qui brouillaient la mer et l'estuaire de la rivière. Alors les gens ne sortaient plus qu'enveloppés dans leurs manteaux, malgré la chaleur. Il n'y avait plus de guêpes, et les chiens se sont cachés, le nez dans la poussière, dans les creux au pied des maisons.
J. M. G. Le Clézio, Désert, 1980