mardi 12 mars 2013

Un point de vue si mystérieux :





Devenir amoureux, c’est individualiser quelqu’un par les signes qu’il porte ou qu’il émet. C’est devenir sensible à ces signes, en faire l’apprentissage (...). Il se peut que l’amitié se nourrisse d’observation et de conversation, mais l’amour naît et se nourrit d’interprétation silencieuse. L’être aimé apparaît comme un signe, une « âme », il exprime un monde possible inconnu de nous. L’aimé implique, enveloppe, emprisonne un monde, qu’il faut déchiffrer, c’est-à-dire interpréter. Il s’agit même d’une pluralité de mondes ; le pluralisme de l’amour ne concerne pas seulement la multiplicité des êtres aimés, mais la multiplicité des âmes ou des mondes en chacun d’eux. Aimer, c’est chercher à expliquer, à développer ces mondes inconnus qui restent enveloppés dans l’aimé. C’est pourquoi il nous est si facile de tomber amoureux de femmes qui ne sont pas de notre « monde », ni même de notre type. C’est pourquoi aussi les femmes aimées sont souvent liées à des paysages, que nous connaissons assez pour souhaiter leur reflet dans les yeux d’une femme, mais qui se reflètent alors d’un point de vue si mystérieux que ce sont pour nous comme des pays inaccessibles, inconnus (...).
Il y a donc une contradiction de l’amour. Nous ne pouvons pas interpréter les signes d’un être aimé sans déboucher dans ces mondes qui ne nous ont pas attendu pour se former, qui se formèrent avec d’autres personnes, et où nous ne sommes d’abord qu’un objet parmi les autres. L’amant souhaite que l’aimé lui consacre ses préférences, ses gestes et ses caresses. Mais les gestes de l’aimé, au moment même où ils s’adressent à nous et nous sont dédiés, expriment encore ce monde inconnu qui nous exclut. L’aimé nous donne des signes de préférence ; mais comme ces signes sont les mêmes que ceux qui expriment des mondes dont nous ne faisons pas partie, chaque préférence dont nous profitons dessine l’image du monde possible où d’autres seraient ou sont préférés.
Gilles Deleuze, Proust et les signes, 1964,



Ce matin, Monsieur Monsieur s’en va se promener.
Sous une branche de Charmilla Moremilla, Monsieur Monsieur rencontre Mademoiselle Moiselle. « C’est bizarre », pense Monsieur Monsieur de retour chez lui, « il me manque un bras ! »
Il revient sous la branche où il trouve son bras et celui de Mademoiselle Moiselle en train de se serrer la main. Mademoiselle Moiselle est revenue, elle aussi.  « C’est bizarre », pense Mademoiselle Moiselle, de retour chez elle, « … il me manque un bras et une jambe. »
« De son côté, Monsieur Monsieur, à qui il manque aussi un bras et une jambe, retourne sous la branche. Il arrive en même temps que Mademoiselle Moiselle.
« C’est vraiment bizarre », pense Monsieur Monsieur, de retour chez lui, « je laisse beaucoup de moi-même sous cette branche de Charmilla. »
« C’est vraiment bizarre », pense Mademoiselle Moiselle, de retour chez elle, « je laisse beaucoup de moi-même sous cette branche de charmilla. »
Mademoiselle Moiselle et Monsieur Monsieur se retrouvent sous la branche. Ils disent : « Je crois que je sais ce qui nous arrive, nous sommes amoureux. »
« Je vous aime… » dit Monsieur Monsieur.
« Je vous aime… » dit Mademoiselle Moiselle.
Claude Ponti, Bizarre... Bizarre,