dimanche 14 avril 2013

Ta fraîche haleine de mensonge :


Arno Bouchard                                                                                                                                                             : + :
L'Engoulevent est une espèce d'oiseau rarement observé.
La femelle, après la ponte, couve ses œufs dans sa bouche.


Seul à faire le compte, du haut de cette chambre d'angle qu'environne un
Océan de neiges. —
Hôte précaire de l'instant, homme sans preuve ni témoin, détacherai-je mon lit bas comme une pirogue de sa crique ?...
Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent chaque jour leur barque sur d'autres rives, savent mieux chaque jour le cours des choses illisibles; et
remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes.
Ainsi l'homme mi-nu sur l'Océan des neiges, rompant soudain l'immense libration, poursuit un singulier dessein où les mots n'ont plus prise. Épouse du monde ma présence,
épouse du monde ma prudence !...
Et du côté des eaux premières me retournant avec le jour, comme le voyageur, à la néoménie, dont la conduite est incertaine et la démarche est aberrante,
voici que j'ai dessein d'errer parmi les plus vieilles couches du langage, parmi les plus hautes tranches phonétiques : jusqu'à des langues très lointaines, jusqu'à des
langues très entières et très parcimonieuses,
comme ces langues dravidiennes qui n'eurent pas de mots distincts pour «hier» et pour «demain».
Venez et nous suivez, qui n'avons mots à dire : nous remontons ce pur délice sans graphie où court l'antique phrase humaine; nous nous mouvons parmi de claires élisions, des
résidus d'anciens préfixes ayant perdu leur initiale, et devançant les beaux travaux de linguistique, nous nous frayons nos voies nouvelles jusqu'à ces locutions
inouïes, où l'aspiration recule au-delà des voyelles et la modulation du souffle se propage, au gré de telles labiales mi-sonores, en quête de pures finales
vocaliques.
...
Et ce fut au matin, sous le plus pur vocable, un beau pays sans haine ni lésine, un lieu de grâce et de merci pour la montée des sûrs présages de l'esprit ; et comme un
grand
Ave de grâce sur nos pas, la grande roseraie blanche de toutes neiges à la ronde...
Fraîcheur d'ombelles, de corymbes, fraîcheur d'arille sous- la fève, ha ! tant d'azyme encore aux lèvres de l'errant !...
Quelle flore nouvelle, en lieu plus libre, nous absout de la fleur et du fruit ?
Quelle navette d'os aux mains des femmes de grand âge, quelle amande d'ivoire aux mains de femmes de jeune âge
nous tissera linge plus frais pour la brûlure des vivants ?... Épouse du monde notre patience, épouse du monde notre attente !...
Ah ! tout l'hièble du songe à même notre visage !
Et nous ravisse encore, ô monde ! ta fraîche haleine de mensonge !...
Là où les fleuves encore sont guéables, là où les neiges encore sont guéables, nous passerons ce soir une âme non guéable...
Et au-delà sont les grands lés du songe, et tout ce bien fongible où l'être engage sa fortune...
Désormais cette page où plus rien ne s'inscrit.
 Saint-John Perse, Neiges,


Arno Bouchard - Trinity