mardi 8 janvier 2013

Votre nature vous force ?


Anselm kiefer - Lilith au bord de la mer rouge


- Est-ce effectivement moi que vous veniez voir ? Ce n'est pas une erreur ? Rien de plus facile qu'une erreur, dans ce grand immeuble. Je m'appelle Untel, j'habite au troisième étage. Suis-je donc bien celui auquel vous vouliez rendre visite ?
- Du calme, du calme ! dit l'enfant par dessus son épaule, c'est bien çà.
- Alors finissez d'entrer dans cette chambre, je voudrais fermer la porte.
- La porte je viens de la fermer. ne prenez pas cette peine. Et de toute façon, calmez-vous.
- Na parlez pas de peine. Mais dans ce couloir, il habite une foule de gens, tous sont naturellement des connaissances à moi ; la plupart rentrent à présent de leurs affaires ; s'ils entendent appeler dans ma chambre, ils croiront tout bonnement avoir le droit d'entrer et de regarder ce qui se passe. Que voulez-vous c'est comme çà. Ces gens ont derrière eux leur travail quotidien ; à qui se soumettraient-ils dans la liberté provisoire de leur soirée ? D'ailleurs vous le savez bien aussi. Laissez moi fermer la porte.
- Mais qu'est-ce qu'il y a ? Qu'avez-vous ? Pour ce qui est de moi, tout l'immeuble peut bien entrer. Et puis encore une fois : j'ai déjà fermé la porte, croyez-vous donc être le seul à être capable de fermer la porte ? Je l'ai même fermée à clé.
- Alors, c'est bien. Je n'en demande pas plus. Il n'était pas utile de fermer à clé. Et puisque maintenant vous êtes là, mettez-vous bien à votre aise. Vous êtes mon hôte. Faîtes-moi entièrement confiance. Prenez vos aises, sans crainte. Je ne vous forcerai ni à rester, ni à partir. Est-il besoin de le dire ? Me connaissez-vous si mal ?
- Non. Vous n'aviez vraiment pas besoin de me dire çà. Mieux, vous n'aviez pas à me le dire. Je suis un enfant ; pourquoi faire tant de manières avec moi ?
- Ce n'est pas si grave. Un enfant, bien sûr. Mais vous n'êtes pas si petit que cela. Vous avez déjà tout d'une grande personne. Si vous étiez une fille, vous ne devriez pas vous enfermer comme çà tout bonnement dans une chambre avec moi.
- Inutile de nous inquiéter pour çà. Je voulais simplement dire que de vous connaître si bien ne me met guère à l'abri, cela vous dispense seulement de l'effort de me raconter des mensonges. Or, vous me couvrez tout de même de compliments. Laissez cela, je vous prie, laissez cela. En plus, je ne vous connais ni partout ni tout le temps, surtout avec cette obscurité. Il vaudrait beaucoup mieux que vous fassiez allumer la lumière. Non, il ne vaut mieux pas. Je n'en note pas moins que, déjà, vous m'avez menacé.
- Comment ? Je vous ai menacé ? je vous en prie ! je suis tellement content que vous soyez enfin là. Je dis "enfin" parce qu'il est déjà si tard. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi vous êtes arrivé si tard. Alors il est possible que dans ma joie, j'aie parlé confusément et que vous l'ayez pris ainsi. Oui, j'ai parlé ainsi, je vous l'accorde plutôt dix fois qu'une, et je vous ai menacé de tout ce que vous voudrez... Ne nous disputons surtout pas, de grâce !... Mais comment avez-vous pu croire une chose pareille ? Comment avez-vous pu me blesser ainsi ? Pourquoi voulez-vous à toute force gâcher ce petit moment que vous passez ici ? Un inconnu garderai moins que vous ses distances.
- Je veux bien le croire ; voilà qui n'est pas malin. Aussi proche de vous que l'étranger le moins distant, je le suis déjà par nature. Vous le savez aussi, alors à quoi rime cette mélancolie ? Dîtes que vous voulez jouer la comédie, et je m'en vais à l'instant.
- Ah, bon ? Cela aussi, vous osez me le dire ? Vous avez un peu trop d'audace. En fin de compte, vous êtes tout de même dans ma chambre. Vous frottez vos doigts furieusement sur mon mur. Ma chambre, mon mur ! Et de plus, ce que vous dîtes est ridicule, pas seulement impertinent. Vous dîtes que votre nature vous force à me parler de la sorte. Vraiment ? Votre nature vous force ? C'est bien gentil de sa part. Votre nature, c'est la mienne, et si par nature je me comporte aimablement avec vous, vous n'avez pas le droit d'agir différemment.
- C'est aimable, çà ?
- Je parle d'avant.
- Est-ce que vous savez comment je serai plus tard ?
- Je ne sais rien.

Franz Kafka, Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, Malheur, 1912, traduit de l'allemand par Bernard Lortholary

Anselm Kiefer - Nigredo - 1984
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Les ruines sont comme la floraison d’une plante, l’apogée rayonnant d’un métabolisme imperturbable, les prémices d’une renaissance. Et plus l’on diffère  le remplissage des espaces vides, plus le passé qui s’avance tel un reflet du futur peut s’accomplir en totalité et avec force.
Il n’y a pas de degré zéro. Le vide porte toujours en lui son contraire.
A. Kiefer, Discours de Francfort