lundi 14 janvier 2013

L’importance du hasard :


Burcum Baygut - née en 1992                                                                                                                  : + :


À compter d’aujourd’hui, je vais tenir à nouveau un journal, afin d’y coucher mes pensées et mes idées, quand j’en aurai le temps. Il faut absolument que je préserve ce miracle : avoir dix-sept ans. Chaque jour m’est si précieux que je suis terriblement attristée, en voyant le temps m’échapper alors que je vieillis. C’est à présent, à présent que je vis le meilleur de ma vie.
En resongeant aux seize années déjà écoulées, je revois les heures de bonheur ou de malheur dans leur relativité, avec leur importance fort relative, et elles me tirent toutes le même sourire.
J’ignore encore qui je suis. Peut-être l’ignorerai-je toujours. Mais je me sens libre – dégagée de toute responsabilité, libre de m’isoler dans ma chambre, entre mes murs couverts de dessins… ou de photos. Ma chambre me convient parfaitement – paisible, peu encombrée, bien arrangée. J’adore la ligne paisible des meubles, les deux étagères pleines de recueils de poésie ou de livres de contes conservés depuis mon enfance.
En cette heure, je suis très heureuse, assise à mon bureau, d’où je vois les arbres dénudés de la maison d’en face. Je désire observer toujours. Je désire être profondément touchée par la vie, sans être jamais aveuglée, au point de ne pouvoir voir mon sort d’un œil plein d’humour, ni rire de moi-même comme je ris d’autrui.
Je redoute de vieillir. Je redoute de me marier. Que me soit épargnée l’obligation de cuisiner, trois fois par jour – épargné l’inexorable piège de la routine et de l’encroûtement. Je veux être libre – libre de connaître des gens, avec leur passé – libre de découvrir d’autres milieux, et d’autres morales, ou d’autres critères que les miens. Je crois que ce que je désire, c’est être omnisciente. Si je devais me donner un nom, ce serait La fille qui voulut être Dieu. Et cependant, si je ne vivais pas en ce corps, où serais-je? Peut-être suis-je destinée à être jaugée et jugée…
Mais, oh, je m’insurge contre ce sort. Je suis moi – et je suis forte – mais à quel point ? Je suis moi.
Parfois j’essaie de me mettre à la place de quelqu’un d’autre, et je m’effraie quand j’y parviens presque. Comme il serait terrible d’être autre que je ne suis. Je suis terriblement égoïste. J’éprouve une irrésistible vénération envers ma peau, mes traits, mes membres. Je me sais trop grande et affligée d’un nez flamand, et pourtant je me pavane à plaisir devant ma glace, en me trouvant de plus en plus ravissante… Je me suis formée de moi-même une image idéale et parfaite. Cette image sans tache n’est-elle pas mon moi véritable – la perfection authentique? Ai-je tort de la laisser s’insinuer entre moi et un miroir impitoyable? (Oh, maintenant même, en relisant ce que je viens d’écrire, je trouve ça puéril, dramatisé à outrance.)
Jamais, jamais, jamais, je n’attendrai la perfection à laquelle j’aspire de toute mon âme – mes dessins, mes poèmes, mes nouvelles – misérables, misérables reflets, tous tant qu’ils sont… car j’ai été trop profondément modelée par un milieu bien conventionnel… par pure vanité, je rêve de luxes dont je ne jouirai jamais…
J’ai de plus en plus conscience de l’importance du hasard dans mon existence… Viendra un jour l’heure de me regarder enfin en face. Dès à présent, je redoute les choix que je vais avoir à faire dans ma vie – choix d’orientation, choix de carrière… J’ai peur. Je manque d’assurance. Quel serait le mieux pour moi ? Qu’est-ce que je désire ? Je ne sais. J’aime être libre. Je déteste me sentir contrainte ou limitée… Je suis loin d’être aussi avisée que j’ai pu le croire. Comme si je me trouvais au fond d’une vallée, je vois s’ouvrir devant moi des routes, sans en voir le bout – les implications… Oh, malgré mes angoisses et mes inhibitions, j’aime le moment présent, car à présent, je ne suis pas encore totalement modelée. Ma vie ne fait que commencer. Je suis forte. J’aspire à une cause à laquelle consacrer mon énergie…
Sylvia Plath, Journal, 1950, traduit de l'anglais par Christine Savinel