Le tampographe Sardon : + : |
Dans les cinémas de quartier à Alger, on vend quelque fois des pastilles de menthe qui portent, gravé en rouge, tout ce qui est nécessaire à la naissance de l’amour : 1 des questions : «quand m’épouserez-vous?» : «m’aimez-vous?» ; 2. des réponses «A la folie» ; «Au printemps». Après avoir préparé le terrain, on les passe à sa voisine qui répond de même ou se borne à faire la bête. A Belcourt, on a vu des mariages se conclure ainsi et des vies entières s’engager sur un échange de bonbons à la menthe.Le signe de la jeunesse, c’est peut-être une vocation magnifique pour le bonheurs faciles. Mais surtout, c’est une précipitation à vivre qui pousse au gaspillage. A Belcourt, comme à Bab-el-Oued, on se marie jeune. On travaille très tôt et on épuise en dix ans l'expérience d’une vie d’homme. Un ouvrier de trente ans a déjà joué touts ses cartes. Il attend la fin entre sa femme et ses enfants. Ses bonheurs ont été brusques et sans merci. De même sa vie. Et l’on comprend alors qu’il soit né de ce pays où tout est donné pour être retiré. Dans cette abondance et cette profusion, la vie prend la courbe des grandes passions, soudaines, exigeantes, généreuses. Elle n’est pas à construire, mais à brûler. Il ne s’agit pas alors de réfléchir et de devenir meilleur. La notion d’enfer, par exemple, n’est ici qu’une aimable plaisanterie. De pareilles imaginations ne sont permise qu’aux très vertueux. Et je crois bien que la vertu est un mot sans signification dans toute l’Algérie. Non que ces hommes manquent de principes. On a sa morale, et bien particulière. On ne «manque» pas à sa mère. On fait respecter sa femme dans les rues. On a des égards pour la femme enceinte. On ne tombe pas à deux sur un adversaire, parce que «ça fait vilain». Pour qui n’observe pas ces commandements élémentaires, «il n’est pas un homme», et l’affaire est réglée.
Albert Camus, Les Noces, 1938