vendredi 4 janvier 2013

Comme si l'on était chassé :


Francesca Woodman - Autoportrait de la série Space2 avec Liza von Rosensteil - 1976-77

Je vis cachée. J'ai fait de hautes études à Bruxelles, et de plus hautes encore dans la forêt au dessus de Kigali au Rwanda. Je vais vous dire un secret ; je peux, car je sais que vous ne le répèterez pas, en effet vous ne me croirez pas. J'ai l'habitude : le meilleur gardien des secrets c'est votre incrédulité. Tous de même, méfiez-vous de moi, je suis une femme qui a lu beaucoup de livres. 
Le Rwanda est le seul pays au monde qui pratique l'enseignement du Kuniara. Ma constatation c'est que cet enseignement donne accès au plus haut niveau de plénitude de l'être féminin, ce n'est pas une spiritualité, ni une religion, ni une superstition : c'est une pratique libératoire. Mais en être privé n'élèverait-il pas des montagnes de rancœur, comme si l'on était chassé du paradis ? Si je me suis cachée dans le métier de prostitué, c'est que j'ai un savoir-faire du corps de la femme que seule l'école des grands-mères de Kigali a pu m'enseigner.
Une rumeur disait que les longues-jambes venaient pour faire l'amour avec nos filles, ça me faisait rire, je m'en moquais : les nomades allaient m'enlever quand ils remonteraient dans la savane et ils allaient me vendre aux razzias... je me voyais déjà exposée sur les marchés pour finir vendue très chère dans un harem ; au lieu de me faire peur cette légende rurale m'exaltait : je me sentais au contraire secrètement très cotée.
Un ethnologue pompeux avait haineusement traduit 'Kuniara' par 'l'école des pisseuses'. Nous nous sommes bien gardé d'apporter un démenti, mieux valait une insulte déplacée qu'une révélation au grand jour de notre faculté exceptionnelle à être libérée - le mot est lâché. Cette école enseignait aux jeunes filles comment accéder à l'orgasme par le lâcher-prise. Kuniara est le seul mot apte à décrire l'exaltante transformation en fontaine que nous sommes capable de réaliser sur nous même ; en français il n'y a aucun terme pour traduire le moindre des trois cents mots que notre vocabulaire met à notre disposition.
Vous devinez que beaucoup d'hommes qui se croyaient propriétaires de notre corps ont préféré nous entraver. Imaginez que l'on puisse se passer d'eux... ces pauvres hommes perdraient sur toutes les faces !
(...) 
...libérer une retenue de nectar, un flot joyeux, aussi ininterrompu que les sanglots sont interminables... mais quand je dis ça, c'est de l'ordre de milles saccades. Sachez que l'homme le mieux monté ne peut pas dépasser dix-huit saccades... Il y a  vraiment de quoi le faire enrager.
J'ai lu Freud, le grand sorcier du sexe chez vous, il dit que la sexualité de la femme est compliquée : 'le continent noir' comme il l'appelle, il ne veut rien en savoir. Tant que vous vous réferrerez à lui, notre trésor secret sera bien gardé. 
J'ajoute que chaque femme qui accouche peut le faire dans la jouissance, en baignant au passage l'enfant de ce nectar... allez savoir si l'enfant qui reçoit ce baptême à la naissance n'est pas béni, allez savoir s'il n'est pas immunisé par ce bain de nectar ? En tout cas, moi, je sais reconnaître un enfant qui est né dans le flot de cette source.

Rufus, témoignages dans Le jour du ravi, 2013
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