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Comment nommer ce mode d’existence que l’on manquerait tout à fait si l’on faisait l’erreur de le limiter aux objets laissés dans son sillage sans en reproduire le mouvement si particulier ? Je l’appellerai tout simplement le pliage technique. Ce terme nous évitera la bévue de parler de la technique de façon irrévérencieuse comme d’une masse d’objets. La technique, c’est toujours « pli sur pli », implication, complication, explication. Il y aura pliage technique à chaque fois que l’on pourra mettre en évidence cette transcendance de deuxième niveau qui vient interrompre, courber, détourner, détourer les autres modes d’existence en introduisant ainsi, par une astuce, un différentiel de matériau, de résistance, quel que soit par ailleurs le type de matériau. On pourra parler de pliage technique pour le montage si délicat d’habitudes musculaires qui font de nous, par apprentissage, des êtres compétents doués aussi bien que pour parler de la fonte en fusion qui sort des hauts fourneaux de Mittal, ou encore pour désigner la distinction entre un logiciel et son compilateur, ou enfin pour célébrer la "technique" juridique qui permet de relier un texte un peu plus durable avec un dossier qui le sera moins. Là ou est le différentiel de résistance, là aussi est la technique. C’est d’ailleurs cette ubiquité qui explique probablement son opacité : elle est partout, dans toutes les chaînes et réseaux, chaque fois qu’il y a ce détour, ce pliage, ce gradient et ce maintien des assemblages hétérogènes. De même que la technique se plie dans les êtres de la reproduction et de la métamorphose, tous les autres modes vont se loger, se lover, s’abriter, s’appuyer dans les dispositifs que l’astuce technique va laisser derrière elle – en disparaissant modestement.
On dira qu’en parlant du mode d’existence technique, j’ai omis de prendre en compte ce qui devrait sauter le plus aux yeux : les techniciens, les ingénieurs, les humains qui la fabriquent. Or c’est volontairement que j’ai parlé des techniques et peu des humains auxquels elles sont advenues. Je ne voulais pas qu’on se précipite pour partir des humains en allant ensuite vers leurs objets. Sur ce point de préséance, nous bénéficions d'ailleurs du témoignage de la paléontologie : sans ces techniques invisibles et opaques, ce sont les humains qui seraient demeurés invisibles sur la surface de la terre ; la trace de leurs pas eût été plus discrète encore que celle des éléphants ou des chimpanzés – sans parler des vers de terre. Disons, au contraire, qu’il est arrivé quelque chose à ceux qui ont avivé le contraste de la technique. Tout se passe comme si les humains avaient été instaurés par les techniques (Sloterdijk, 2005). L’humanité, c’est le choc en retour des techniques. Homo fabricatus : nous sommes bien les fils de nos œuvres.
Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses, PRENDRE LE PLI DES TECHNIQUES, Bruno LATOUR, ici.