Ma chère Mrs. Hargreaves,
J’imagine que la présente lettre, après tant d’années de
silence, va vous parvenir presque comme une voix d’entre les morts ;
Pourtant ces années là n’ont pas réussi à affaiblir en quoi que ce fut
la clarté de mon souvenir des jours où nous correspondions. Je commence à
éprouver combien la mémoire défaillante d’un vieil homme est infidèle
en ce qui concerne les récents événements et les nouveaux amis (par
exemple, je me suis lié d’amitié, voici quelques semaines, avec une très
charmante petite fille d’environ douze ans, avec qui je fis une
promenade ; et maintenant, je ne parviens plus à me rappeler aucun de
ses nom et prénoms !), mais l’image en mon esprit est plus vivace que
jamais de celle qui fut, à travers tant d’années, mon idéale
amie-enfant. Depuis votre temps, j’ai eu des vingtaines d’amies-enfants,
mais avec vous, ce fut tout différent.
Cependant, ce n’est pas pour dire tout cela que je vous écris cette
lettre. Voilà ce que je veux vous demander : Verriez-vous un
inconvénient à ce que l’on publiât en fac-similé le cahier manuscrit
original (que vous possédez toujours, je le suppose) des Aventures
d’Alice ? L’idée de cette publication ne m’est venue que l’autre jour.
Si, toute réflexion faite, vous en veniez à conclure que vous
préféreriez que l’on s’en abstînt, cela mettrait fin au projet. Si, au
contraire, vous me donniez une réponse favorable, je vous serais
grandement obligé de bien vouloir me prêter le cahier (je pense qu’un
envoi par lettre recommandée donnerait toute sécurité) afin que je
puisse envisager toutes les possibilités de réalisation. Cela fait vingt
ans que je n’ai vu ce manuscrit, de sorte que je ne suis nullement
certain que les illustrations ne vont pas se révéler si horriblement
mauvaises qu’il serait absurde de les reproduire.
Il n’est pas douteux que j’encoure l’accusation de vulgaire narcissisme
en publiant un tel ouvrage. Mais je ne m’en soucie pas le moins du
monde, sachant qu’il n’existe pas chez moi pareille faiblesse ;
simplement, considérant l’extraordinaire popularité qu’ont eue les
volumes (nous avons vendu plus de 120 000 exemplaires des deux livres),
je pense qu’il doit y avoir un grand nombre de personnes qui aimeraient
voir Alice sous sa forme originale.
Je reste votre ami fidèle.
C. L. Dogdson