mercredi 25 janvier 2012

Le Mont Analogue de René Daumal :

Shen Li

Histoire des hommes-creux et de la Rose-amère


Les hommes-creux habitent dans la pierre, ils y circulent comme des cavernes voyageuses. Dans la glace ils se promènent comme des bulles en forme d’hommes. Mais dans l’air ils ne s’aventurent, car le vent les emporterait.
Ils ont des maisons dans la pierre, dont les murs sont faits de trous, et des tentes dans la glace, dont la toile est faite de bulles. Le jour ils restent dans la pierre, et la nuit errent dans la glace, où ils dansent à la pleine lune. Mais ne voient jamais le soleil, autrement ils éclateraient.
Ils ne mangent que du vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s’enivrent de mots vides, de toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons.
Certaines gens disent qu’ils furent toujours et seront toujours. D’autres disent qu’ils sont des morts. Et d’autres disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l’épée a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu’à la mort ils se rejoignent.

Au village des Cent-maisons vivait le vieux prêtre-magicien Kissé et sa femme Hulé-hulé. Ils avaient deux fils, deux jumeaux que rien ne distinguait, qui s’appelaient Mo et Ho. La mère elle-même les confondait. Pour les reconnaître, au jour de l’imposition des noms, on avait mis à Mo un collier portant une petite croix, à Ho un collier portant un petit anneau.
Le vieux Kissé avait un grand souci silencieux. Selon la coutume, son fils aîné devait lui succéder. Mais qui était son fils aîné ? Avait-il même un fils aîné ?
À l’âge d’adolescence, Mo et Ho étaient de finis montagnards. On les appelait les deux Passe-partout. Un jour leur père leur dit : « Celui de vous deux qui me rapportera la Rose-amère, à celui-là je transmettrai le grand savoir. »
La Rose-amère se tient au sommet des plus hauts pics. Celui qui en a mangé, dès qu’il s’apprête à dire un mensonge, tout haut ou tout bas, la langue lui brûle. Il peut encore dire des mensonges, mais alors il est prévenu. Quelques personnes ont aperçu la Rose-amère : cela ressemble, à ce qu’elles racontent, à une sorte de gros lichen multicolore, ou à un essaim de papillons. Mais personne ne l’a pu prendre, car le moindre frémissement de peur auprès d’elle l’effarouche, et elle rentre dans le rocher. Or, si même on la désire, on a toujours un peu peur de la posséder, et aussitôt elle disparaît.
Pour parler d’une action impossible, ou d’une entreprise absurde, on dit : « c’est chercher à voir la nuit en plein jour », ou : « c’est vouloir éclairer le soleil pour mieux le voir », ou encore : « c’est essayer d’attraper la Rose-amère ».

Mo a pris ses cordes et son marteau et sa hache et des crochets de fer. Le soleil l’a surpris aux flancs du pic Troue-les-nues. Comme un lézard parfois, et parfois comme une araignée, il s’élève le long de hautes parois rouges, entre le blanc des neiges et le bleu-noir du ciel. Les petits nuages rapides de temps en temps l’enveloppent, puis le rendent soudain à la lumière. Et voici qu’un peu au-dessus de lui il voit la Rose-amère, brillante de couleurs qui ne sont pas des sept couleurs. Il se répète sans arrêt le charme que son père lui a enseigné, et qui protège de la peur.
Il faudrait un piton ici, avec un étrier de corde, pour enfourcher ce cheval de pierre cabré. Il frappe du marteau, et sa main s’enfonce dans un trou. Il y a un creux sous la pierre. Il brise la croûte de rocher, et voit que ce creux a la forme d’un homme : un torse, des jambes, des bras, et des creux en forme de doigts écartés comme de terreur, et c’est la tête qu’il a crevée d’un coup de marteau.
Un vent glacé passe sur la pierre. Mo a tué un homme-creux. Il a frémi, et la Rose-amère est rentrée dans le rocher.

Mo redescend au village, et il va dire à son père : « J’ai tué un homme-creux. Mais j’ai vu la Rose-amère, et demain j’irai la chercher. »
Le vieux Kissé devenait sombre. Il voyait au loin les malheurs s’avancer en procession. Il dit : « Prends garde aux hommes-creux. Ils voudront venger leur mort. Dans notre monde ils ne peuvent entrer. Mais jusqu’à la surface des choses ils peuvent venir. Méfie-toi de la surface des choses. »
À l’aube du lendemain, Hulé-hulé la mère poussa un grand cri et se leva et courut vers la montagne. Au pied de la grande muraille rouge, les vêtements de Mo reposaient, et ses cordes et son marteau, et sa médaille avec la croix. Et son corps n’était plus là.
« Ho, mon fils ! » vint-elle crier, « mon fils, ils ont tué ton frère ! »
Ho se dresse, les dents serrées, la peau de son crâne se rétrécissait. Il prend sa hache et veut partir. Le père lui dit : « Écoute d’abord. Voici ce qu’il faut faire. Les hommes-creux ont pris ton frère. Ils l’ont changé en homme-creux. Il voudra leur échapper. Aux séracs du Glacier limpide il ira chercher la lumière. Mets à ton cou sa médaille avec la tienne. Va vers lui et frappe à la tête. Entre dans la forme de son corps. Et Mo revivra parmi nous. N’aie pas peur de tuer un mort. »

Dans la glace bleue du Glacier limpide, Ho regarde de tous ses yeux. Est-ce la lumière qui joue, ou bien ses yeux qui se troublent, ou voit-il bien ce qu’il voit ? Il voit des formes argentées, comme des plongeurs huilés dans l’eau, avec des jambes et des bras. Et voici son frère Mo, sa forme creuse qui s’enfuit, et mille hommes-creux le poursuivent, mais ils ont peur de la lumière. La forme de Mo fuit vers la lumière, elle monte dans un grand sérac bleu, et tourne sur elle-même comme pour chercher une porte.
Ho s’élance malgré son sang qui se caille et malgré son cœur qui se fend, – il dit à son sang, il dit à son cœur : « n’aie pas peur de tuer un mort », – il frappe à la tête en crevant la glace. La forme de Mo devient immobile, Ho fend la glace du sérac, et entre dans la forme de son frère, comme une épée dans son fourreau, comme un pied dans son empreinte. Il joue des coudes et se secoue, et tire ses jambes du moule de glace. Et il s’entend dire des paroles dans une langue qu’il n’a jamais parlée. Il sent qu’il est Ho, et qu’il est Mo en même temps. Tous les souvenirs de Mo sont entrés dans sa mémoire : avec le chemin du pic Troue-les-nues, et la demeure de la Rose-amère.
Avec au cou le cercle et la croix, il vient près de Hulé-hulé : « Mère, tu n’auras plus de peine à nous reconnaître, Mo et Ho sont dans le même corps, je suis ton seul fils Moho. »
Le vieux Kissé pleura deux larmes, son visage se déplia. Mais un doute encore il voulait trancher. Il dit à Moho : « Tu es mon seul fils, Ho et Mo n’ont plus à se distinguer. »
Mais Moho lui dit avec certitude : « Maintenant je peux atteindre la Rose-amère. Mo sait le chemin, Ho sait le geste à faire. Maître de la peur, j’aurai la fleur de discernement. »
Il cueillit la fleur, il eut le savoir, et le vieux Kissé put quitter ce monde.


Ce soir-là encore, le soleil se coucha sans nous ouvrir la porte d’un autre monde.