Shen Li |
Histoire des hommes-creux
et de la Rose-amère
Les hommes-creux habitent
dans la pierre, ils y circulent comme des cavernes voyageuses. Dans la glace
ils se promènent comme des bulles en forme d’hommes. Mais dans l’air ils ne s’aventurent,
car le vent les emporterait.
Ils ont des maisons dans
la pierre, dont les murs sont faits de trous, et des tentes dans la glace, dont
la toile est faite de bulles. Le jour ils restent dans la pierre, et la nuit
errent dans la glace, où ils dansent à la pleine lune. Mais ne voient jamais le
soleil, autrement ils éclateraient.
Ils ne mangent que du
vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s’enivrent de mots vides, de
toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons.
Certaines gens disent qu’ils
furent toujours et seront toujours. D’autres disent qu’ils sont des morts. Et d’autres
disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l’épée
a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu’à la mort ils se rejoignent.
Au village des
Cent-maisons vivait le vieux prêtre-magicien Kissé et sa femme Hulé-hulé. Ils
avaient deux fils, deux jumeaux que rien ne distinguait, qui s’appelaient Mo et
Ho. La mère elle-même les confondait. Pour les reconnaître, au jour de l’imposition
des noms, on avait mis à Mo un collier portant une petite croix, à Ho un
collier portant un petit anneau.
Le vieux Kissé avait un
grand souci silencieux. Selon la coutume, son fils aîné devait lui succéder.
Mais qui était son fils aîné ? Avait-il même un fils aîné ?
À l’âge d’adolescence, Mo
et Ho étaient de finis montagnards. On les appelait les deux Passe-partout. Un
jour leur père leur dit : « Celui de vous deux qui me rapportera la
Rose-amère, à celui-là je transmettrai le grand savoir. »
La Rose-amère se tient au
sommet des plus hauts pics. Celui qui en a mangé, dès qu’il s’apprête à dire un
mensonge, tout haut ou tout bas, la langue lui brûle. Il peut encore dire des
mensonges, mais alors il est prévenu. Quelques personnes ont aperçu la Rose-amère :
cela ressemble, à ce qu’elles racontent, à une sorte de gros lichen
multicolore, ou à un essaim de papillons. Mais personne ne l’a pu prendre, car
le moindre frémissement de peur auprès d’elle l’effarouche, et elle rentre dans
le rocher. Or, si même on la désire, on a toujours un peu peur de la posséder,
et aussitôt elle disparaît.
Pour parler d’une action
impossible, ou d’une entreprise absurde, on dit : « c’est chercher à
voir la nuit en plein jour », ou : « c’est vouloir éclairer le
soleil pour mieux le voir », ou encore : « c’est essayer d’attraper
la Rose-amère ».
Mo a pris ses cordes et
son marteau et sa hache et des crochets de fer. Le soleil l’a surpris aux
flancs du pic Troue-les-nues. Comme un lézard parfois, et parfois comme une
araignée, il s’élève le long de hautes parois rouges, entre le blanc des neiges
et le bleu-noir du ciel. Les petits nuages rapides de temps en temps l’enveloppent,
puis le rendent soudain à la lumière. Et voici qu’un peu au-dessus de lui il
voit la Rose-amère, brillante de couleurs qui ne sont pas des sept couleurs. Il
se répète sans arrêt le charme que son père lui a enseigné, et qui protège de
la peur.
Il faudrait un piton ici,
avec un étrier de corde, pour enfourcher ce cheval de pierre cabré. Il frappe
du marteau, et sa main s’enfonce dans un trou. Il y a un creux sous la pierre.
Il brise la croûte de rocher, et voit que ce creux a la forme d’un homme :
un torse, des jambes, des bras, et des creux en forme de doigts écartés comme
de terreur, et c’est la tête qu’il a crevée d’un coup de marteau.
Un vent glacé passe sur
la pierre. Mo a tué un homme-creux. Il a frémi, et la Rose-amère est rentrée
dans le rocher.
Mo redescend au village,
et il va dire à son père : « J’ai tué un homme-creux. Mais j’ai vu la
Rose-amère, et demain j’irai la chercher. »
Le vieux Kissé devenait
sombre. Il voyait au loin les malheurs s’avancer en procession. Il dit : « Prends
garde aux hommes-creux. Ils voudront venger leur mort. Dans notre monde ils ne
peuvent entrer. Mais jusqu’à la surface des choses ils peuvent venir. Méfie-toi
de la surface des choses. »
À l’aube du lendemain,
Hulé-hulé la mère poussa un grand cri et se leva et courut vers la montagne. Au
pied de la grande muraille rouge, les vêtements de Mo reposaient, et ses cordes
et son marteau, et sa médaille avec la croix. Et son corps n’était plus là.
« Ho, mon fils ! »
vint-elle crier, « mon fils, ils ont tué ton frère ! »
Ho se dresse, les dents
serrées, la peau de son crâne se rétrécissait. Il prend sa hache et veut
partir. Le père lui dit : « Écoute d’abord. Voici ce qu’il faut
faire. Les hommes-creux ont pris ton frère. Ils l’ont changé en homme-creux. Il
voudra leur échapper. Aux séracs du Glacier limpide il ira chercher la lumière.
Mets à ton cou sa médaille avec la tienne. Va vers lui et frappe à la tête.
Entre dans la forme de son corps. Et Mo revivra parmi nous. N’aie pas peur de
tuer un mort. »
Dans la glace bleue du
Glacier limpide, Ho regarde de tous ses yeux. Est-ce la lumière qui joue, ou
bien ses yeux qui se troublent, ou voit-il bien ce qu’il voit ? Il voit
des formes argentées, comme des plongeurs huilés dans l’eau, avec des jambes et
des bras. Et voici son frère Mo, sa forme creuse qui s’enfuit, et mille
hommes-creux le poursuivent, mais ils ont peur de la lumière. La forme de Mo
fuit vers la lumière, elle monte dans un grand sérac bleu, et tourne sur
elle-même comme pour chercher une porte.
Ho s’élance malgré son
sang qui se caille et malgré son cœur qui se fend, – il dit à son sang, il dit
à son cœur : « n’aie pas peur de tuer un mort », – il frappe à
la tête en crevant la glace. La forme de Mo devient immobile, Ho fend la glace
du sérac, et entre dans la forme de son frère, comme une épée dans son
fourreau, comme un pied dans son empreinte. Il joue des coudes et se secoue, et
tire ses jambes du moule de glace. Et il s’entend dire des paroles dans une
langue qu’il n’a jamais parlée. Il sent qu’il est Ho, et qu’il est Mo en même
temps. Tous les souvenirs de Mo sont entrés dans sa mémoire : avec le
chemin du pic Troue-les-nues, et la demeure de la Rose-amère.
Avec au cou le cercle et
la croix, il vient près de Hulé-hulé : « Mère, tu n’auras plus de
peine à nous reconnaître, Mo et Ho sont dans le même corps, je suis ton seul
fils Moho. »
Le vieux Kissé pleura
deux larmes, son visage se déplia. Mais un doute encore il voulait trancher. Il
dit à Moho : « Tu es mon seul fils, Ho et Mo n’ont plus à se
distinguer. »
Mais Moho lui dit avec
certitude : « Maintenant je peux atteindre la Rose-amère. Mo sait le
chemin, Ho sait le geste à faire. Maître de la peur, j’aurai la fleur de
discernement. »
Il cueillit la fleur, il
eut le savoir, et le vieux Kissé put quitter ce monde.
Ce soir-là encore, le
soleil se coucha sans nous ouvrir la porte d’un autre monde.