lundi 23 janvier 2012

La diagonale du vide :

Pierre Péju 2009 édition folio :
Jean-Luc Godard : Pierrot le fou


p.23
Dans la solitude de ma chambre ardéchoise, de tels épisodes me revenaient de façon aléatoire. Réminiscences d'autant plus pénibles que j'aurais voulu ne plus penser à rien ni à personne. Pas même à la fulgurance de la mort, à l'apparente facilité des ruptures, à tout ce qui est "manqué" dans une vie, et au deuil le plus terrible qu'il nous reste à faire un jour : le deuil de ce qu'on n'a pas su aimer.


p.64
J'ai vu un homme plutôt rondouillard s'approcher de moi. Il avait de grosses moustaches poivre et sel, des cheveux trop longs qui débordaient sur son col, des yeux foncés et pétillants. Il portait un confortable pull-over délavé et pelucheux et frottait ses mains l'une contre l'autre en me souriant aimablement. Il émanait de tout son être quelque chose de rassurant, de paisible. Très spontanément, je lui ai tendu la main. Il l'a serrée avec une certaine chaleur. En tout cas avec naturel. Je n'avais toujours rien dit mais j'avais l'impression de connaître cet homme depuis longtemps.


p.264
Ce que je prenais pour de la générosité sexuelle n'était peut être qu'une parfaite indifférence, comme si sa chair était capable de se plier, plus ou moins sur commande, à ce qu'on attendait d'elle. Tour à tour provocante, douce, réactive, audacieuse, abandonnée, lascive, ferme, froide, elle échappait à toute emprise. Des nerfs, des muscles, des os, des organes, de la peau : faîtes en ce que vous voulez ! Pas de sensualité propre, mais, comme les vrais comédiens, un registre immense de conduites sensuelles.


p.282
Qu'on ne vienne pas clamer que cette fois s'en était trop ! Trop d'un coup ! Chacun sait bien à quel point, "dans la vie", contrairement aux romans dans lesquels l'action s'étire toujours de façon plus lente et plus significative, 'tout arrive en même temps" ! Dans la vie les évènements se carambolent, s'entassent, se superposent, se mélangent, se contredisent, se prolongent les uns les autres ou au contraire s'annulent mutuellement. Un malheur n'arrive jamais seul, prétend-on. Mais la meute des malheurs est souvent accompagnée par des bonheurs imprévus. Ou l'inverse. Dans la vie tout va trop vite ou trop fort, entre de longue période de calme plat.


p. 288
"Passer à l’écart, se manquer de peu, partir sur un coup de tête, s'en remettre aux rencontres : les petites briques du destin."


p.295
Il m'a semblé que quelque chose passait dans la nuit. Quelque chose qui s'offrait à moi avec évidence. Un signe sans date. Un clin d’œil du monde. Un trait invisible qui traverse le Temps qui, du coup, n'est plus "le Temps", mais l'espace ouvert où des êtres humains respirent et se taisent. Les vivants et les morts. Les gens. Les pauvres gens. Tout le monde. Et ce trait me traversait moi aussi, sans douleur. Il me dispensait de penser, de m'inquiéter. Tout ne tenait qu'à un fil. La perte à ma place, désormais.



(Tu me parles avec des mots et moi, je te regarde avec des sentiments. / Tu n’as jamais d’idée! Rien que des sentiments. / Avec toi on peut pas avoir de conversation. T'as jamais d'idées, toujours des sentiments. / Mais c'est pas vrai, il y a des idées dans les sentiments.)