lundi 30 novembre 2015

Quelques signes positifs :


Erik Nitsche vers 1955


De même que la révolution agricole, la croissance de l'économie moderne pourrait bien apparaître comme une colossale imposture. L'espèce humaine et l'économie mondiale peuvent poursuivre leur croissance, cela n'empêche pas que beaucoup vivent dans la faim et le besoin.
Le capitalisme a deux réponses à cette critique. Premièrement, il a crée un monde que personne ne peut diriger si ce n'est un capitaliste. La seule tentative sérieuse pour le gérer autrement - le communisme - a été tellement pire à tous les égards que personne n'a  le cran de recommencer. En 8500 avant notre ère, on pouvait verser des larmes amères sur la Révolution agricole, mais il était trop tard pour renoncer à l'agriculture. De même, le capitalisme n'est pas forcément à notre goût, mais nous ne pouvons pas nous en passer.
La seconde réponse est qu'il nous suffit de patienter : le paradis, la promesse capitaliste, est au coin de la rue. Certes, des erreurs ont été commises, telles la traite négrière et l'exploitation de la classe laborieuse européenne. mais nous en avons tiré la leçon. Il suffit d'attendre encore un peu : le gâteau va augmenter et tout le monde aura une tranche plus épaisse. le partage des dépouilles ne sera jamais équitable, mais il y aura assez pour satisfaire chacun : homme, femme et enfant, même au Congo.
Il y a bel et bien quelques signes positifs. Du moins si nous recourons à des critères purement matériels comme l'espérance de vie, la mortalité infantile et la consommation de calories, le niveau de vie de l'homme moyen en  2013 est sensiblement plus haut qu'il l'était en 1913, malgré une croissance démographique exponentielle.
Le gâteau économique peut-il cependant croître éternellement ? Tout gâteau nécessite des matières premières et de l'énergie. Des prophètes de malheur nous préviennent que tôt ou tard Homo sapiens épuisera les matières premières et l'énergie de la planète Terre. Et que se passera-t-il ensuite ?
Yuval Noah Harari, Sapiens, une brève histoire de l'humanité, 2015 






dimanche 11 octobre 2015

Oui, oui.

 
Florian Tiedje - Souche                                                                                                                                               : + :



- ...Et tu m'aimeras toujours d'une passion absolue, plus que tout, et tu serais capable de faire n'importe quoi pour moi ?
A cette sortie, Côme répondit épouvanté :
- Oui.
- Tu n'as vécu sur les arbres que pour moi, que pour m'aimer...
- Oui, oui.
- Embrasse-moi.
Il la pressa contre le tronc et l'embrassa. En relevant la tête, il la regarda et sa beauté le frappa comme une révélation.
- Dis... mais que tu es belle !
- Pour toi.
Elle déboutonna sa blouse blanche. Elle avait une poitrine toute jeune, avec deux petites roses. C'est à peine si Côme l'effleura ; elle s'esquiva dans les branches, où Côme grimpa derrière elle, sa jupe dans les yeux.
- Mais où m'emmènes-tu ? demandait Violette, comme si lui la conduisait.
- Par ici.
Et il la guida ; chaque fois qu'ol fallait passer d'une branche sur une autre, il la prenait par la main ou par la taille et lui montrait où poser les pieds.
- Par ici.
Ils marchaient dans les oliviers dressés au-dessus d'un talus escarpé; on apercevait entre les branches, tout découpé de feuillages, les éclats bleus de la mer; d'un coup, elle se découvrit : calme, limpide, vaste comme le ciel. L'horizon s'ouvrait largement, l'azur de l'eau était lisse, intact, sans une voile, à peine plissé par les vagues. Un reflux imperceptible, une sorte de soupir, effleurait les cailloux du rivage.
Les yeux à demi éblouis, Côme et Violette redescendirent dans l'ombre verte des feuillages.
- Par ici.
Il y avait, dans la fourche d'un noyer, une excavation en cuvette, blessure jadis faite à la hache : c'était un des refuges de Côme. Une peau de sanglier y était étendue; une fiasque, une écuelle, quelques outils jonchaient cet espace réduit.
Violette s'étendit sur la peau : 
- Tu as amené ici d'autres femme ?
Il hésita avant de répondre. Alors Violette :
- Si tu n'en as jamais amené, c'est que tu ne vaux pas grand-chose.
- Si... quelques-une.
il reçut une gifle en pleine figure.
- C'est comme ça que tu m'attendais ?
Côme passait sa main sur sa joue toute rouge et ne savait que répondre; mais elle semblait revenue à de meilleures dispositions :
- Comment étaient-elles ? Dis-moi ?
- Pas comme toi, Violette, pas comme toi.
- Est-ce que tu sais comme je suis ? Hein ? Qu'est-ce que tu en sais ?
Elle devenait douce. Côme ne finissait pas de s'étonner devant ces brusques sautes d'humeur. Il s'approcha d'elle. Violette était toute or et miel.
- Dis...
- Dis...
Il se connurent. Il la connut et se connut lui-même parce que, réellement, il n'avait jusque-là rien su de lui. Elle le connut et se connut elle même parce que, en sachant tout ce qu'elle était, elle ne l'avait jusque-là jamais si bien senti.
 Italo Calvino, Le baron perché, 1957



 


dimanche 20 septembre 2015

Avec une sorte d'émerveillement :


Cameron Bloom - Peinguin the mag pie                                                                                                                                 : + :



Franck regardait toujours Gros-Cul, avec une sorte d'émerveillement. Puis il a dit tu sais que ce con n'a jamais tiré un coup de fusil de toute la guerre. C'est un type du village qui m'a dit qu'il avait simplement été envoyé en allemagne pour réparer des brouettes, ou un truc approchant. Mais ça fait quand même quarante ans qu'il raconte à tout le monde une histoire, pleine de cris et de fureur, comme si là-bas il avait entrevu une réalité différente, au-delà des pays, au-delà des hommes, au-delà même de ce qui peut être enfermé par les mots.
La Buse s'est approché pour regarder Gros-Cul lui aussi. La lumière vacillait toujours, posée sur la cheminée, mais son éclat commençait à se perdre. Puis Franck a encore dit ouais, c'est bien toute une foutue époque qui est en train de finir, et on ne sait pas si ce qui viendra après vaudra seulement la peine qu'on s'y intéresse. Il a tiré une cigarette de son paquet et l'a allumé aussi contre la lampe. Et la lumière baissait, lentement, tandis qu'il restaient tous les deux immobiles, en silence.
Puis au bout d'un moment, Gros-Cul s'est tourné un peu sur le fauteuil et sa tête a roulé sur le coté. Franck a regardé longtemps ce corps épais, comme une chose endommagée. Et Gros-Cul a fini aussi par laisser jaillir les mots qui peuplaient son sommeil, des mots comme des images arrêtées et froides, dieses Zimmer, der Frühling füllt sich mit dir 1. Et La Buse et Franck se tenaient maintenant comme des hommes, les pouces enfoncés fermement dans leurs ceintures, es bleibt uns die Srasse von gestern 2, des hommes encore étonnés de tenir sur leurs pieds, dass wir nicht sehr verlässlich zu Haus sind 3, dans la lumière haletante, in der gedeuteten Welt 4, sous le ciel noir déjà rempli d'étoiles.

extraits des Elégies de Duino de R. M. Rilke
1 - Cette pièce, le printemps s'emplit de toi.
2 - Il nous reste la route d'hier.
3 - Que nous ne sommes pas si confiant que cela sous nos toits.
4 -  Dans l'univers expliqué

Elie Treese, Les anges à part, 2014
: + :




 

mardi 1 septembre 2015

Le parfait équilibre :



Louise Bourgeois - Fragile Goddess - 2002


 
Le non-retour égale le point Zéro.
Il est le parfait équilibre pour le point d’ancrage.
Celui qui sécrète sera toujours récupéré.
Pas de transparence mais de la visibilité
ou bien l’invisible pour le mystère.
Je ne sais pas ce que trouvent les gens qui me connaissent
mais certains pour me connaître, reconnaissent mes mains,
ils sont donc dans la reconnaissance,
ils ont donc perdu le tout, parce que le sur-tout.
Chacun sa croix de toutou du tout au tout.
Je suis en laisse avec la surprise.
J’ai vu beaucoup d’amour se dessiner autour de moi.
Je ne suis pas prise dans l’amour,
je suis avec
je le sème
et qui se soigne à sec,
sème
l’essentiel oublié.
(...)



Louise Bourgeois - Nature Study - 1984/2002


 
Elle est partie dans sa lande lucide et construite dompter les flammes.
Des animaux dorés surgissent, lointains, de ces buissons de feu.
Ce sont des animaux anonymes, qui ont dépassé les frontières et les prières.
Un sensible rendez-vous de mélange de sexe.
Ces gestes y inscrivent l’écriture et
la continuité de l’enfant Pouce.
Sa furieuse faiblesse dans les cheveux fertiles et malpolis.
Les drames en paillettes dans les rayures de ses ongles.
L’enfant Pouce coupe et se déchaine dans son cortège d’anonymes animaux,
l’insolence du clair-obscur en robe épistolaire,
vois-là
l’enfant filant les fines cartes de consolation.
Lande lucide et construite.

Douce Mirabaud, Printemps critique, 2015
: + :

 
Louise Bourgeois - sans titre - 1970



samedi 20 juin 2015

Plus fort que tout besoin :





Il restait pendant des heures comme paralysé, secouant la tête comme une bouteille peut-être vide, scandant avec les baguettes une mélopée amer et basse, et plus fort que tout besoin de femme ou même de maîtresse, dut-elle être Yang Kuei-Fu elle-même, était le besoin d'un esprit à coté duquel coucher le sien, sur le dur oreiller du mystère. Le milieu oriental était sans doute pour quelque chose dans cette aberration. Le sirop ly-chee, dont il avait pris trois portions, élaborait toujours son arôme sans nom, musique de luth au crépuscule derrière son chagrin.

Dans une chambre d'hôtel (qui doit rester anonyme) à Dublin, Mademoiselle Counihan, assise sur les genoux de Wylie, lui donnait des baisers belon, ou plutôt les lui rendait au mieux de son inexpérience. Wylie n'embrassait pas souvent (sur les lèvres), mais quand il le faisait il le faisait à fond. Ce n'était pas une de ces lugubres personnes qui insistent pour que le battant soit enlevé de la cloche de la passion. Non. Un baiser administré par Wylie ressemblait à une ronde sonore tenue, dans une longue phrase amoureuse, pendant une demi-page de trémolos pianotés en sourdine. Mademoiselle Counihan n'avait jamais rien senti d'aussi délicieux que cette osmose au ralenti de la salive d'amour.
Les termes du passage ci-dessus furent choisis avec soin, lors de la rédaction en anglo-irlandais, afin de corrompre le lecteur cultivé.
Samuel Beckett, Murphy, 1965