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Ce qu'il y a de plus désolant, dit-il, c'est
que tout amour fait toujours une mauvaise fin, d'autant plus mauvaise
qu'il était plus divin, plus ailé à son commencement. Il n'est pas de
rêve, quelque idéal qu'il soit, qu'on ne retrouve avec un poupard
glouton suspendu au sein ; il n'est pas de retraite, de maisonnette si
délicieuse et si ignorée, que la pioche ne vienne abattre.
Encore cette destruction est-elle toute matérielle ; mais il en
est une autre plus impitoyable et plus secrète, qui s'attaque aux choses
invisibles. Figurez-vous qu'au moment où vous vous appuyez sur l'être
de votre choix, et que vous lui dites : Envolons-nous ensemble et
cherchons le fond du ciel ! - une voix implacable et sérieuse penche à
votre oreille pour vous dire que nos passions sont des menteuses, que
c'est notre myopie qui fait les beaux visages, et notre ignorance les
belles âmes, et qu'il vient nécessairement un jour où l'idole, pour le
regard plus clairvoyant, n'est plus qu'un objet, non pas de haine, mais
de mépris et d'étonnement !
- De grâce, Monsieur ! ” dit Mme de Cosmelly.
Elle était évidemment émue ; Samuel s'était aperçu qu'il avait
mis le fer sur une ancienne plaie, et il insistait avec cruauté.
“ Madame, dit-il, les souffrances salutaires du souvenir ont
leurs charmes, et, dans cet enivrement de la douleur, on trouve parfois
un soulagement. - À ce funèbre avertissement, toutes les âmes loyales
s'écrieraient : Seigneur, enlevez-moi d'ici avec mon rêve, intact et pur
: je veux rendre à la nature ma passion avec toute sa virginité, et
porter ailleurs ma couronne inflétrie. - D'ailleurs les résultats du
désillusionnement sont terribles. - Les enfants maladifs qui sortent
d'un autour mourant sont la triste débauche et la hideuse impuissance :
la débauche de l'esprit, l'impuissance du cœur, qui font que l'un ne
vit plus que par curiosité, et que l'autre se meurt chaque jour de
lassitude. Nous ressemblons tous plus ou moins à un voyageur qui attrait
parcouru un très grand pays, et regarderait chaque soir le soleil, qui
jadis dorait superbement les agréments de la route, se coucher dans un
horizon plat. Il s'assied avec résignation sur de sales collines
couvertes de débris inconnus, et dit aux senteurs des bruyères qu'elles
ont beau monter vers le ciel vide ; aux graines rares et malheureuses,
qu'elles ont beau germer dans un sol desséché ; aux oiseaux qui croient
leurs mariages bénis par quelqu'un, qu'ils ont tort de bâtir des nids
dans une contrée balayée de vents froids et violents. Il reprend
tristement sa route vers un désert qu'il sait semblable à celui qu'il
vient de parcourir, escorté par un pâle fantôme qu'on nomme Raison, qui
éclaire avec une pâle lanterne l'aridité de son chemin, et pour étancher la soif renaissante de passion qui le prend de temps en temps, lui
verse le poison de l'ennui. ” Tout d'un coup, entendant un profond
soupir et un sanglot mal comprimé, il se retourna vers Mme de Cosmelly ;
elle pleurait abondamment et n'avait même plus la force de cacher ses
larmes.
Il la considéra quelque temps en silence, avec l'air le plus
attendri et le plus onctueux qu'il put se donner ; le brutal et hypocrite
comédien était fier de ces belles larmes ; il les considérait comme son œuvre et sa propriété littéraire. Il se méprenait sur le sens intime
de cette douleur, comme Mme de Cosmelly, noyée dans cette candide
désolation, se méprenait sur l'intention de son regard. Il y eut là un
jeu singulier de malentendus, à la suite duquel Samuel Cramer lui tendit
définitivement une double poignée de main, qu'elle accepta avec une
tendre confiance.
“ Madame, reprit Samuel après quelques instants de silence, - le
silence classique de l'émotion, - la vraie sagesse consiste moins à
maudire qu'à espérer. Sans le don tout divin de l'espérance, comment
pourrions nous traverser ce hideux désert de l'ennui que je viens de
vous décrire ? Le fantôme qui nous accompagne est vraiment un fantôme de
raison : on peut le chasser en l'aspergeant avec l'eau bénite de la
première vertu théologale. Il y a une aimable philosophie qui sait
trouver des consolations dans les objets les plus indignes en apparence.
De même que la vertu vaut mieux que l'innocence, et qu'il y a plus de
mérite à ensemencer un désert qu'à butiner avec insouciance dans un
verger fructueux, de même il est vraiment digne d'une âme d'élite de se
purifier et de purifier le prochain par son contact. Comme il n'est pas
de trahison qu'on ne pardonne, il n'est pas de faute dont on ne puisse
se faire absoudre, pas d'oubli qu'on ne puisse combler ; il est une
science d'aimer, son prochain et de le trouver aimable, comme il est un
savoir bien vivre. Plus un esprit est délicat, plus il découvre de
beautés originales ; plus une âme est tendre et ouverte à la divine
espérance, plus elle trouve dans autrui, quelque souillé qu'il soit, de
motifs d'amour ; ceci est l’œuvre de la charité, et l'on a vu plus d'une
voyageuse désolée et perdue dans les déserts arides du
désillusionnement, reconquérir la foi et s'éprendre plus fortement de ce
qu'elle avait perdu, avec d'autant plus de raison qu'elle possède alors
la science de diriger sa passion et celle de la personne aimée. ” Le
visage de Mme de Cosmelly s'était éclairé peu à peu ; sa tristesse
rayonnait d'espérance comme un soleil mouillé, et à peine Samuel eut-il
fini son discours, qu'elle lui dit vivement et avec l'ardeur naïve d'un
enfant :
“ Est-il bien vrai, Monsieur, que cela soit possible, et y a-t-il pour les désespérés des branches aussi faciles à saisir ?
Charles Beaudelaire, Le fanfarlo, 1847
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