vendredi 6 septembre 2013

Pouvoir se dédoubler :


Émilie Sagée

En revanche il serait intéressant de savoir qui a écrit le récit de ce beau réveil du muezzin dans l’aurore de Lisbonne accompagné d’une si grande profusion de détails réalistes qu’on dirait l’oeuvre d’un témoin oculaire ou tout au moins l’habile utilisation d’un document contemporain qui ne se rapporte pas nécessairement à Lisbonne puisque pour produire ce même effet il n’est besoin que d’une ville, d’un fleuve et d’un matin clair, composition somme toute banale comme nous le savons. La réponse, surprenante, c’est que personne ne l’a écrit et qu’en dépit des apparences cela n’est pas un texte écrit, ce sont de vagues pensées qui ont traversé la tête du correcteur pendant qu’il lisait et corrigeait ce qui était passé inaperçu par mégarde dans les premières et les deuxième épreuves. Le correcteur possède le don remarquable de pouvoir se dédoubler, il trace un deleatur ou ajoute une virgule indiscutable et en même temps, qu’on veuille bien accepter le néologisme, il s’hétéronymise, il est capable de suivre le chemin suggéré par une image, une comparaison, une métaphore, souvent le simple son d’un mot répété à voix basse le pousse à construire par association de polyphoniques édifices verbaux qui transforment son bureau exigu en un espace se multipliant de lui-même, encore qu’il soit très difficile d’expliquer en langue vulgaire ce que semblable chose veut dire. Il lui avait paru que l’historien donnait fort peu d’informations en se contentant de parler de muezzin et de minaret, dans le seul but d’introduire, si des jugements téméraires sont permis, un peu de couleur locale et de teinture historique dans le camp ennemi, imprécision sémantique qu’il convient de corriger d’emblée dès lors que camp se rapporte à des assiégeants et non à des assiégés puisque ces derniers sont installés pour l’heure assez commodément dans une ville qui, à une ou deux intermittences près, leur appartient depuis l’an de grâce sept cent quatorze, selon la comptabilité chrétienne, celle des Sarrasins étant différente, comme on sait, ainsi que leur chapelet. Cette correction fut apportée par le correcteur lui-même, qui a une connaissance plus que satisfaisante des calendriers et qui sait que l’Hégire a commencé, d’après ce qu’en dit l’Art de vérifier les dates, ouvrage indispensable, le seize juillet six cent vingt-deux après Christ, en abrégé AC, sans oublier néanmoins que l’année musulmane étant gouvernée par la lune et par conséquent plus courte que celle de la chrétienté régie, elle, par le soleil, il faut toujours retrancher trois ans à chaque siècle écoulé. Un homme aussi scrupuleux serait un bon correcteur s’il prenait soin de rogner les ailes à une imagination vagabonde qui l’entraîne parfois dans des affabulations irresponsables, ici il pécha par facilité, se lançant dans des erreurs évidentes et des affirmations douteuses qui, d’après ce que nous soupçonnons, sont au nombre de trois, et si ce soupçon venait à être confirmé, cela démontrerait que l’historien lui donna à la légère le conseil de se consacrer à l’histoire. Quant à la philosophie, Dieu nous en garde.

José Saramago, Histoire du siège de Lisbonne, 1989, traduit du portugais par Geneviève Leibrich