Tous les chanteurs ont ce défaut : quand ils sont avec des amis, si on les invite à chanter, ils ne s’y mettent jamais, si on ne leur demande rien, ils n’arrêtent plus. Tigellius le Sarde avait bien ce défaut. Il n’aurait servi à rien que César, qui aurait pu le contraindre, le sollicite au nom de l’amitié qui le liait à son père, au nom de leur propre amitié. Mais s’il lui prenait fantaisie, il se mettait à vocaliser "Io Bacchae" de l’entrée au dessert, sur toutes les notes de la gamme, de la plus haute à la plus basse. Il n’y avait rien de stable dans cet homme-là : on le voyait courir comme s’il fuyait devant l’ennemi, et l’instant d’après on aurait dit qu’il transportait les objets du culte de Junon. Il comptait parfois chez lui deux cents esclaves, parfois à peine dix. Un jour il n’avait à la bouche que rois et princes, que rêves de grandeur, et un autre : "Pourvu que j’aie une petite table avec juste un peu de sel dans une coquille, et une toge, même grossière, pour me protéger du froid ...". Mais tu aurais donné un million à cet homme économe et content de peu, cinq jours après il ne serait plus resté un seul sou dans la caisse. Il pouvait veiller toute la nuit jusqu’au matin, ou ronfler toute une journée. Jamais personne ne fut moins égal à soi-même.
Là, on pourrait me dire : "Et toi ? Tu n’as aucun défaut peut-être ?" Oui, bien sûr, d’autres, et même probablement de plus... petits ! Mænius s’en prenait à Novius pendant son absence. "Oh toi, tu ne te connais pas" dit quelqu’un "ou alors tu t’imagines que tu peux nous en faire accroire, comme si on ne te connaissait pas ?" "Quand il s’agit de moi, je suis très indulgent" répondit Mænius. Voilà une façon d’aimer ses amis stupides et malhonnêtes, et qui mérite qu’on s’y arrête. Ainsi, tu regardes tes propres défauts avec des yeux chassieux pleins de crasse, mais à l’égard de tes amis ta vue devient plus perçante que celle d’un aigle ou du serpent d’Epidaure ? Pourquoi donc ? Cela se retourne contre toi, et ils scrutent de leur côté tout ce qui ne va pas chez toi.
Il est un peu trop soupe au lait, il ne correspond pas au goût délicat de ces messieurs, il fait rire avec ses cheveux mal coupés, sa toge qui glisse des épaules, ses sandales attachées au pied par un nœud trop lâche. Mais c’est le meilleur homme qu’on puisse imaginer, mais c’est un véritable ami pour toi, mais sous ce corps sans élégance se cache une intelligence exceptionnelle. Secoue ton propre pot, à la fin, pour voir ce qu’il contient ! Quelque petit défaut, peut-être ? Semé en toi par la nature ou par une mauvaise habitude ? Car dans les champs qu’on néglige s’installe la fougère, qu’il faudra brûler pour s’en débarrasser.
Tournons-nous plutôt de ce côté : l’amant, aveuglé, s’abuse sur les défauts les plus laids de celle qu’il aime, parfois même il tombe sous leur charme, comme Balbinus avec le polype d’Hagna. Je voudrais qu’en amitié on se trompe de la même manière, et que l’on donne à ce genre d’erreur le beau nom de vertu.
Horace, Satires I 3, Contre les jugeurs et les raisonneurs, pour la simple justice et l’amitié,