jeudi 29 janvier 2015

On devient distrait :




Tout est connecté. Tu sais, c'est à toi de jouer. C'est là que tout commence.Tu t'approches de la table, tu évalues ton coup, tu regardes la disposition des billes, et là, déjà tu le sens, la façon dont les billes sont connectées entre elles, immobiles sur la table, dont toi tu es connecté à elles, la façon dont la queue devient le prolongement de ton bras, et tu mets du bleu, et la encore tu sens la connexion, et ça devient bon, vieux, parce que t'accumules toute cette énergie positive, tu sais que tu peux jouer n'importe quel coup et que tu réussiras - c'est pas un truc palpable, mais c'est là - et ça fait du bien, comme un poivrot qui entre dans un bar et qu'est complètement bourré au moment où il se pointe, mais il voit tout cet enquillement de bouteille, les sent comme elles sentent sa présence et s'installe au bar, connecté au monde entier, et il commande à boire, et il s'envoie son shot dans le gosier et tout lui remonte au cerveau. Y se passe la même chose pour moi à la table de billard. Je sens le truc. C'est là. Bref, je prépare le coup dans ma tête, je me penche, et un truc se passe entre la blanche, la bille visée, la poche et moi, et je sens que ça monte, je joue, et ça marche. T'as attendu ce moment toute ta vie. Ta connexion s'est faite. La boucle est bouclée. Tu l'as en toi maintenant.
Si tu manques le coup, que la bille ne tombe pas dans la poche, que tu fais une fausse queue ou je sais pas quoi, la connexion est rompue et une part de toi meure avec. Ça aussi, je l'ai senti. Je sais que c'est la vérité. Fini, foutu, et c'est pas avec un coup à cent dollars non plus que tu vas le récupérer. Quand tu perds, c'est pour toujours, et quand tu gagnes ce n'est que pour une ou deux secondes. C'est la vie. Je te baratine pas. J'ai aucune raison de le faire.
Y a pas deux trucs de ce putain de monde qui soient pas connectés, voilà ce que je pense ; la connexion te fait avancer, et les connexions ratées te foutent en l'air. Imagine que tu vois cette femme, par exemple ? Tu envoies un tas de bonnes ondes pour savoir si ça accroche avec elle, et si elle réagit pareil, bam, vous êtes connectés ; pas besoin de prononcer un mot, c'est là et vous le savez tout les deux. Mais tu sais ce qu'on fait vraiment ; on devient distrait, on déconne, on fait le malin, on s'intéresse qu'à sa pomme et on bousille la connexion. Est-ce qu'on s'en rend compte ? Même pas, mec, on continue d'essayer et ça fait qu'empirer. C'est comme si tu crevais d'envie de casser une vitre avec ton poing, tu vois, et si tu cédais à ce désir sans réfléchir, alors bam, pendant une demi-seconde, t'aurais l'impression d'être le roi du monde ; mais au lieu de ça, tu commences à avoir la trouille de te couper, toutes ces conneries, et t'hésites, alors tu t'en veux à mort et tu finis par exploser la vitre, sauf que tu le fais en toute conscience, et du coup t'en retire aucun plaisir.
Don Carpenter,  Sale temps pour les braves, 1964


Sculpture vaudou Fon - Bénin                                                                                                                           : + :