samedi 29 novembre 2014

Le bouquet des mondes possibles :


Seung-Hwan OH - Impermanence                                                                                                                                          : + :



Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi plus que les autres, qui vient du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémunis depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille; mais cette nuit là, ma solitude déjà grande devint d'un coup, démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse le fond avait cédé, brusque, me laissant tombé dans le noir. Désespéré, je me couchais par terre et me mis à pleurer. A présent que je suis en train d'écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d'un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une trainée noire à la lumière de la lampe, je m'aperçois que, souvenir d'un évènement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure en ce monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance. On ne sait jamais quand on naît : l'accouchement est une simple convention. beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d'autres naissent à peine, d'autres mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capable d'épuiser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s'il possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon. Tout bâtard que j'étais, je naissais sans le savoir et, comme l'enfant qui sort, ensanglanté et étourdi, de cette nuit obscure qu'est le ventre de sa mère, je ne pouvais faire autre chose que me mettre à pleurer. D'au-delà des arbres me parvenaient, constantes, la rumeur des voix rapides et criardes, l'odeur matricielle de fleuve démesuré, et je finis par m'endormir.
L'ancêtre, Juan José Saer, 1983, traduit de l'espagnol (Argentine) par Laure Bataillon



Les ruines du plaisir