Yann Arthus Bertrand : + : |
Lorsque à présent je repense à cette nuit, mon seul sentiment est une légère gêne liée au désordre de ma conduite. Que de cris insensés et de vain désespoir ! Après la mort de Hiie, j'aurai dû être habitué à voir disparaître tous mes proches. Celui qui est tombé une fois dans un gouffre et s'est écrasé au fond, cela ne devrait plus lui faire grand-chose qu'on le porte encore et toujours au sommet d'une montagne pour le jeter toujours et encore dans le vide. Les gens et les animaux auxquels je tenais disparaissent comme des poissons égarés à proximité de la surface - un seul coup les assommait et ils n'étaient plus là, ils sombraient l'un après l'autre là où je ne pouvais pas les suivre. Enfin, j'aurai pu les suivre, bien sûr, tout comme on peut toujours se jeter à la mer pour pêcher des poissons mais sans espoir d'en attraper. Un jour j’emboîterai le pas à tous ceux qui m'ont été chers, et nous ne nous rencontrerons jamais plus - tant cette mer est vaste et tant nous sommes minuscules.
Aujourd’hui j'envisage tout cela avec le plus grand calme, et même avec indifférence. cela ne me fait plus rien d'avoir perdu en une seule nuit Magdalena et le petit Thomas, Ints, et les autres serpents et maman. C'est ce qui devait arriver, car un arbre pourri fini toujours d'un coup - un grand craquement et il est à terre. Soudain sa haute cime n'est plus là, elle qui dominait la forêt depuis si longtemps : il y a un trou dans le couvert. Et puis, en quelques années, le trou se rebouche, et c'est comme s'il ne s'était rien passé.
Andrus Kivirähk, L'homme qui savait la langue des serpents,
traduit de l'estonien par J.P. Minaudier, 2007