Johannes Vermeer - La dentellière - 1670 |
Hé, quoi donc ? Mépriser le rayon de soleil qui dépose des taches d'argent sur la route forestière ? Ne jamais savoir de quelle façon un rossignol travaille à son nid ? Se priver de la caresse du vent qui gonfle la chemise ? Renoncer au murmure du ruisseau qui galope, tout content, vers la rivière; enfin rester sourd aux appels du printemps, annonçant la vie nouvelle, à ceux de l'été, gémissant sous le poids de l'abondance, oublier l'automne riche en mélancolie et vivre sans s'étourdir du deuil blanc de l'hiver ? Et pour quoi, ce renoncement total ?Pour faire de long essuie-mains en borangic, destinés aux pattes d’un mari qui te giflera le visage; ou de beaux couvre-lits, tout de lin et dentelle, pour l’époux-ivrogne qui se jettera dessus avec ses bottes crottées; ou encore, des tapis de laine, épais comme la main, pour «l’élu de ton âme», qui dégueulera son vin rouge et sa pastrama sur l’année de jeunesse que tu passas à tisser ce joyeux cadeau et à rêver dans l’attente de ce beau jour ? Ô séduisant espoir de toute pauvre enfant paysanne, je suis heureuse que tu n’aies pas été le mien ! Je me suis refusée à tenir mes yeux attachés sur la toile, pour le plaisir d’un songe que la vie démentait autour de moi.Mes yeux, qui auraient dû larmoyer, penchés sur un gherghef je les ai laissés se remplir de la lumière des champs où je conduisais mes brebis; je les ai fait scruter le bleu des cieux, le fond des abîmes et le faîte des sapins; et s’ils ont larmoyé, ce fut de la brutalité de mon premier amant: le vent !
Panaït Istrati, Présentaion des Haïdoucs, 1925